Air France chamboule la vente des billets d'avion : les agences de voyage grognent

Air France a décidé de modifier son modèle de distribution à partir d'avril 2018 dans le but de personnaliser davantage son offre. Cette décision remet en cause tout le modèle économique de la distribution et suscite la grogne des agences de voyages et des GDS, ces fournisseurs de technologies qui leur permettent aujourd'hui de vendre les billets des compagnies aériennes.
Fabrice Gliszczynski

Le sujet est explosif dans l'univers de la distribution de billets d'avion en France. Une histoire de gros sous qui met en scène Air France, les agences de voyages et les GDS (Global Distribution System), ces fournisseurs de technologies comme Amadeus, Sabre ou Travelport, qui permettent aujourd'hui aux agents de voyage de vendre les billets des compagnies aériennes.

Les agences de voyages réalisent 60% du chiffre d'affaires d'Air France

La décision d'Air France en novembre de modifier son modèle de distribution à partir d'avril 2018 a mis le feu aux poudres chez les intermédiaires qui réalisent encore 60% des ventes de la compagnie aérienne dans l'Hexagone, avec une emprise encore plus importante sur la clientèle affaires. Dans sa volonté de personnaliser au maximum son offre de produits aériens vendus par des tiers, Air France a en effet décidé d'utiliser un nouveau format de distribution.

Baptisé NDC (New Distribution Capability), ce nouveau format lancé par l'Association internationale du transport aérien (Iata) permet aux compagnies aériennes de proposer aux agents de voyage toute la palette de leur offre (prix bien entendu, mais aussi produits à bord, options payantes comme l'accès au salon, l'enregistrement des bagages, etc.), et non plus un seul tarif comme le font aujourd'hui les GDS.

« Les passagers veulent plus de personnalisation. Ils veulent construire le produit qu'ils achètent, explique Franck Terner, le directeur général d'Air France. Ils ne veulent plus acheter un produit sur étagère sans savoir exactement ce qu'il y a dedans. Or, dans le prix d'un billet aujourd'hui, il y a des choses qu'ils veulent et d'autres qu'ils ne veulent pas. C'est le cas par exemple d'un passager qui achète un billet en classe économique, mais qui veut avoir accès au salon dans l'aéroport de départ. Le sens de ce nouveau canal de distribution est donc d'améliorer la qualité de l'offre et de permettre aux clients de choisir ce qu'ils veulent. Nous souhaitons présenter les produits que nous offrons aux clients de cette façon. Ce que ne font pas les GDS. »

Gains de chiffre d'affaires

À l'heure du développement des options payantes (recettes annexes), les NDC peuvent être très lucratifs pour les compagnies aériennes.

« La personnalisation de l'offre entraîne une plus grande fidélisation du passager. Cette fidélisation apporte une multitude de données sur les passagers qui améliore la connaissance des comportements de ces derniers, et permet de leur faire acheter non seulement un ou deux vols supplémentaires dans l'année, mais aussi toute la palette d'options payantes proposées par les transporteurs », explique Yan Derocles, analyste chez Oddo Securities. « Si elle est bien maîtrisée, cette façon de distribuer les vols peut générer 2% à 3% de chiffre d'affaires supplémentaires pour les compagnies régulières, quasiment que de la marge », ajoute-t-il.

Ces données peuvent également modifier les méthodes de yield management (système d'optimisation de la recette) des compagnies. Jusqu'ici fondées sur des historiques de vols, elles pourraient être améliorées par une connaissance en temps réel et plus complète. Et améliorer donc la recette unitaire.

Air France-KLM n'est pas le seul à s'engouffrer dans cette voie. Ses deux grands rivaux européens, les groupes Lufthansa et IAG, ont déjà basculé dans le système « NDC ».  Et les résultats sont très bons.

Reprendre le contrôle de l'offre

« Il y a plusieurs points majeurs, ajoute Emmanuelle Gailland, directrice de la distribution d'Air France-KLM. Le premier est de reprendre le contrôle de notre offre. Le fait qu'un tiers fasse le travail de création de l'offre n'est plus tenable. Nous investissons beaucoup dans les produits, et la distribution n'affiche que le prix du billet, avec des itinéraires que nous n'aurions pas forcément recommandés. Nous voulons que l'offre distribuée en agences de voyages soit la même que celle de notre site internet en termes de produits et d'itinéraires. Le second point majeur est d'avoir une relation directe avec les agences de voyages. Par exemple, si un passager entre dans une agence de voyages pour acheter un billet pour Tokyo, nous savons qu'il veut effectuer ce voyage seulement si cela se concrétise par une réservation sur Air France. Mais s'il choisit une autre compagnie, nous n'avons aucune chance de faire une contre-proposition.»

Un bond en arrière pour les agences de voyages

Pour ce faire, Air France va mettre à la disposition des agences de voyages une « API » (Application Programming Interface), une sorte de « site B to B » qui leur permettra, sous réserve qu'elles investissent dans un développement informatique, d'avoir accès à l'ensemble de l'offre de la compagnie aérienne.

Le changement sera de taille pour les agences de voyages, qui se voient proposer de revenir quarante ans en arrière, avant l'arrivée des premiers GDS dans les années 1980, rappelle un agent de voyages. Car, sur l'API d'Air France, elles ne pourront pas voir les offres des compagnies concurrentes comme c'est le cas dans les GDS. Pour y avoir accès, il leur faudra soit jongler entre l'API d'Air France, celles des autres compagnies qui ont également adopté ce système, et les GDS. Ou alors, utiliser les services des agrégateurs, comme Travel Fusion par exemple, bien connus des agences de voyages pour leur avoir fourni le contenu des compagnies à bas coûts qui n'étaient pas disponibles dans les GDS.

C'est là où la stratégie d'Air France fait des vagues.

Une surcharge de 22 euros sur les billets vendus via les GDS

Pour dissuader les agences de voyage d'utiliser les GDS comme elles le font depuis près de quarante ans, Air France va imposer à partir d'avril une charge de 11 euros par vol vendu via ces GDS (22 euros pour un vol aller-retour sans escale). Selon la compagnie, le montant doit servir à couvrir la différence de coûts entre ceux des GDS et ceux des canaux de ventes directes d'Air France. Une mesure-choc qui peut même avoir des effets négatifs pour Air France si les agences de voyages se mettent à préconiser les ventes des compagnies présentes en GDS ou si le client, notamment sur le réseau intérieur où le prix est prépondérant, préfère voler sur une low-cost ou prendre le TGV. Air France en a conscience.

« À court terme, on pourra voir une partie de la distribution dévier vers un autre canal, voire vers un compétiteur qui n'applique pas la surcharge. À terme, je suis convaincu que les NDC sont la nouvelle donne. Dans 15 ans, tout le monde aura basculé dans ce nouveau mode. On verra l'émergence de nouveaux acteurs, des intégrateurs entre le "rich content" des compagnies et les clients finaux, et les agences de voyages utiliseront les API pour se connecter directement aux systèmes des compagnies. Les GDS vont également s'adapter. Et le paysage de la distribution va se remodeler», explique Franck Terner.

"Un modèle économique loin d'être vertueux"

En agissant ainsi, Air France-KLM chamboule en effet tout le modèle économique de la distribution, qui repose sur le paiement par les compagnies d'une somme d'argent aux GDS pour tout segment de vol vendu, dont une partie est reversée par les GDS aux agences de voyages pour pousser celles-ci à utiliser leurs services.

« Le modèle économique est loin d'être vertueux. Les compagnies aériennes payent de plus en plus cher des intermédiaires technologiques qui sont en monopole et qui redistribuent ces sommes aux agences de voyages pour atteindre leurs objectifs de parts de marché. Non seulement nous payons cher pour financer la bagarre des parts de marché que se livrent les GDS, mais les GDS n'ont pas investi dans les technologies que l'on souhaitait. Il y a un déséquilibre de la valeur », fait valoir Emmanuelle Gailland.

Interrogé par La Tribune, Amadeus, le plus important des GDS en France avec près de 80% de parts de marché, n'était pas en mesure de nous répondre.

Dans la presse professionnelle, son président France, Georges Rudas, a contesté cette différence de coûts. Les agences de voyages aussi. Et leur agacement est grand.

« Pour éviter des conflits sociaux, Air France va faire supporter des gains de productivité au client final », tonne Jean-Pierre Mas, le président du Syndicat national des agences de voyages, rebaptisé en 2016 "Les Entreprises du voyage".

Le problème pour les agences de voyages, c'est le calendrier

Reconnaissant que le modèle de distribution actuel n'était « pas sain » et qu'il était  arrivé « en fin de cycle »; Jean-Pierre Mas pense néanmoins que le calendrier est mal choisi.

« Les outils que propose Air France ne répondent pas à nos demandes de gains de productivité [dans l'automatisation de l'émission du billet, Ndlr] et de fonctionnalités [le reporting, l'émission du message comptable, etc., Ndlr]. L'API d'Air France en effet ne propose que l'offre d'Air France. Il va falloir des intégrateurs, capables d'agréger toutes les offres de mobilités et qui ont les outils pour proposer les mêmes fonctionnalités que les GDS. Pour cela, les intégrateurs nous disent qu'il faut un an. De l'autre, les GDS nous disent qu'ils peuvent proposer la norme NDC avec les mêmes fonctionnalités qu'aujourd'hui fin 2018. Nous disons donc à Air France d'attendre que ces outils soient disponibles avant de changer de modèle », explique Jean-Pierre Mas.

Consolidation en vue chez les agents de voyages

Pas sûr qu'il soit entendu. Air France campe sur ses positions. Reste à savoir si la compagnie aura les moyens de mettre en place ses outils en avril comme elle l'entend.
En attendant, plusieurs observateurs parient sur une consolidation très rapide du secteur des agences de voyages.

« Elles vont passer d'un système où elles recevaient des "incentives" des GDS à un système où elles ne recevront plus rien et où il faudra au contraire investir dans la technologie pour accéder à l'offre d'Air France. Beaucoup d'agences ne pourront pas suivre », explique un agent de voyage.

"Chez certains réseaux d'agences de voyages, les "incentives" des GDS représentent jusqu'à 25% du chiffre d'affaires", assure un observateur.

En revanche, ce changement de paradigme risque de faire le jeu de certains acteurs. Spécialisée dans le voyage d'affaires, Travel Planet, par exemple, assure disposer de la technologie pour pouvoir présenter une offre intégrant tous les acteurs du transport. « Notre solution est prête », indique son directeur général, Tristan Dessain-Gélinet. La startup, qui générait 10 millions d'euros de chiffre d'affaires il y a trois ans, en réalise aujourd'hui 10 fois plus et vise 500 millions d'euros d'ici à 2020.

Fabrice Gliszczynski

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Commentaires 5
à écrit le 15/12/2017 à 12:16
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Je déteste acheter directement sur le site d'AF. En cas de souci ou pour modifier le billet, changement de dates ou en cas de vol annulé, le service clientèle est aux abonnés absents. En passant par une agence, c'est l'agence qui doit se démerder des...

à écrit le 14/12/2017 à 14:43
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Ne voyageant plus par AF à l'international depuis très très longtemps ( tarif, services, routes, fréquences, CDG et le reste... ) je ne me sens pas concerné. En revanche, j'achète TOUJOURS tous mes billets sur la plateforme de la compagnie aérienne q...

à écrit le 14/12/2017 à 11:03
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Plusieurs compagnies européennes pratiques déjà cela, depuis quelques temps, Lufthansa, Swiss, Brussel Airlines, British Airways etc. Donc Air France ne fait que suivre le mouvement. Pour avoir les meilleurs prix des compagnies aériennes, il su...

à écrit le 14/12/2017 à 9:36
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Déjà que AF est presque systématiquement plus chère que d'autres compagnies... ça ne va pas aider!

à écrit le 14/12/2017 à 9:35
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A savoir si les conditions des concurrents d'Air France-KLM sont meilleures. Cela pourrait améner les agences de voyage à réagir, pour se maintenir.

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