« La tech est la meilleure chance de la France de rester une grande puissance » (Jean-Noël Barrot)

ENTRETIEN EXCLUSIF. Le ministre délégué à la Transition numérique et aux Télécommunications explique à La Tribune la stratégie de l'Etat pour la deuxième décennie de la French Tech, qui fête en 2023 ses 10 ans. Placé sous le signe du développement de l'IA et des technologies de rupture, le « virage » de la French Tech s'incarne par le lancement d'un nouveau programme, le French Tech 2030, chargé d'aider 125 startups considérées comme stratégiques. Jean-Noël Barrot précise également sa position sur l'impact du RGPD sur le développement de l'intelligence artificielle en Europe, et les ambitions de la France dans ce domaine.
Sylvain Rolland
Jean-Noël Barrot le 6 avril 2023 à Tech for Future, l'événement tech de La Tribune, au Grand Rex de Paris.
Jean-Noël Barrot le 6 avril 2023 à Tech for Future, l'événement tech de La Tribune, au Grand Rex de Paris. (Crédits : DR)

L'exosquelette qui aide les personnes tétraplégiques à remarcher de Wandercraft, le champion des nouvelles molécules contre le cancer Qubit Pharmaceuticals, le leader européen de l'informatique quantique Pasqal, la nouvelle star de l'IA générative Mistral AI, les batteries miniatures de BeFC ou encore les nanosatellites de U-Space... Leur point commun ? Toutes ces entreprises font partie des 125 startups considérées comme stratégiques par l'Etat, que le gouvernement réunit dans un nouvel indice, le French Tech 2030.

Dans la droite lignée du Next40 ou du French Tech 120, ce nouveau programme piloté par la Mission French Tech vise à aider les meilleures innovations françaises à réaliser leur potentiel. « Comme le fait Next40, le label French Tech 2030 va nous crédibiliser en France comme à l'étranger, aux yeux des investisseurs, des talents qu'il nous faudra recruter, et vis-à-vis de nos futurs partenaires et clients dans la pharma, qui est un secteur particulièrement difficile à pénétrer pour une startup », se réjouit Robert Marino, le PDG de Qubit Pharmaceuticals, pépite parisienne qui mise sur l'informatique quantique pour simuler de nouvelles interactions entre les molécules afin de découvrir de nouveaux médicaments.

L'homme qui pilote le pivot stratégique de la French Tech pour sa deuxième décennie, Jean-Noël Barrot, se confie à La Tribune sur ses objectifs, décrit le nouveau programme, et précise sa pensée sur la place de la France et de l'Europe dans la course à l'intelligence artificielle, et l'impact du RGPD sur les entreprises de ce secteur. Entretien.

LA TRIBUNE - Vous dévoilez la composition du French Tech 2030, le nouveau programme stratégique de la Mission French Tech annoncé en février dernier par Emmanuel Macron lui-même. Après le Next40, le French Tech 120 et tous les autres indices sectoriels (HealthTech20, Green20, Agri20, DeepNum20...), à quoi sert ce nouveau programme ?

JEAN-NOËL BARROT- French Tech 2030 est un accélérateur d'innovations au service de la souveraineté technologique de la France. C'est un programme inédit pour 125 entreprises qui développent des innovations de rupture susceptibles de bouleverser de nombreux secteurs d'activités considérés comme stratégiques, comme la santé, la transition écologique, l'énergie ou encore le spatial.

Ce programme lance la deuxième décennie de la French Tech, qui fête cette année ses 10 ans. Il répond aux trois objectifs que nous avons fixés pour cette nouvelle phase. Le premier est de faire de la France une nation deeptech. Après une première décennie sous le signe de l'innovation numérique, la France doit s'appuyer sur la force de sa recherche et de son ingénierie pour maîtriser les innovations de rupture de demain : deux tiers des entreprises sélectionnées dans le French Tech 2030 exploitent des innovations de rupture. Le deuxième objectif est de démocratiser la tech, de la développer dans les territoires et de la féminiser : 30% des entreprises du French Tech 2030 sont fondées ou cofondées par des femmes. Enfin, le troisième objectif est de mettre la French Tech au service de la lutte contre le réchauffement climatique : 52% des startups du programme innovent dans ce sens.

Certaines entreprises sélectionnées font partie d'autres programmes, comme Qubit Pharmaceuticals qui est également dans le programme deeptech DeepNum20. Quels moyens supplémentaires l'Etat accorde-t-il aux entreprises du French Tech 2030 ?

Pour ces entreprises, French Tech 2030 est complémentaire, notamment car ce programme leur donne un accès facilité aux financements déployés dans le cadre du plan France 2030, via l'implication inédite du Secrétariat Général pour l'investissement (SGPI), en plus de celle de Bpifrance et de la Mission French Tech. C'est donc un accompagnement sur-mesure qui est offert à ces 125 startups stratégiques. La Mission French Tech leur propose un diagnostic de leurs besoins -enjeux réglementaires, financiers, douaniers, de recrutement, propriété intellectuelle et industrielle, visibilité internationale, autorisations administratives...- et actionne des leviers au sein de l'Etat pour dénouer leurs blocages et accélérer leur développement.

Dans quels secteurs évoluent les entreprises sélectionnées ?

38% sont des greentech et des climate tech, 20% évoluent dans la santé, 19% dans le numérique, 14% dans l'agriculture, 8% dans ce que nous appelons les « nouvelles frontières » c'est-à-dire les technologies quantiques et le spatial, et 2% dans l'éducation. Près de 7 entreprises sur 10 possèdent une usine ou ont un projet d'usine, car la tech est également un levier de réindustrialisation de la France. Le programme est renouvelable tous les ans jusqu'à 2030.

Comme je l'ai mentionné, deux tiers de toutes ces entreprises se basent sur des technologies de rupture et c'est crucial pour la France car nous avons un grand vivier d'innovations qui dorment dans les laboratoires de recherche, que nous souhaitons transformer en entreprises. L'objectif est non seulement de montrer qu'on peut valoriser les fruits de la recherche, mais surtout de donner à ces innovations la capacité de répondre aux grands défis économiques, sociétaux, industriels et climatiques des prochaines décennies.

La tech, et en particulier la deeptech, est la meilleure chance de la France de maintenir et amplifier son statut de grande puissance. On a par le passé trop souvent laissé passer des trains, l'occasion est là de passer en pôle position.

Quid de l'intelligence artificielle, dont l'arrivée à maturité pourrait rebattre les cartes de la compétitivité des entreprises ?

L'intelligence artificielle est évidemment bien représentée dans le French Tech 2030 car de plus en plus d'entreprises utilisent des briques d'IA dans leur solution. C'est une toile de fond. L'IA fait par ailleurs l'objet d'une stratégie spécifique de l'Etat et d'investissements conséquents annoncés par Emmanuel Macron depuis 2018 et encore hier à VivaTech.

Les solutions stars du marché viennent des Etats-Unis (OpenAI, Google et Meta principalement) et les 11 licornes mondiales de l'IA génératives, c'est-à-dire les startups les mieux placées pour disrupter le marché, sont toutes américaines et canadiennes, sauf une israélienne. Aucune n'est européenne. La France et l'Europe ont-elles encore raté le train ?

La levée de fonds record de 105 millions d'euros de Mistral AI, qui réunit des cerveaux qui travaillaient auparavant chez Google ou Meta mais qui ont choisi la France pour rivaliser avec les géants, montre que notre pays a des ambitions dans l'intelligence artificielle générative. Pour réussir dans ce domaine, il faut des talents, des données et de la puissance de calcul. Tout ceci est à portée de main.

L'Etat a la ferme intention d'accompagner les startups comme Mistral AI. C'est un enjeu majeur de souveraineté technologique car l'IA générative a vocation de se disséminer dans le tissu économique et social, et il est impensable que nous soyons dépendants de solutions qui seraient entre les mains de puissants intérêts extra-européens.

Justement, sur les données, vous avez déclaré lors de l'événement Tech for Future de La Tribune, en avril dernier, qu'il faudrait revenir sur certaines dispositions du RGPD pour permettre le plein développement de l'IA générative en Europe. Depuis, certains groupes d'intérêts -les Gafam, les associations professionnelles de la publicité...- appellent à affaiblir le RGPD lorsque la Commission européenne en fera un premier bilan, en 2024. Est-ce votre souhait ?

Affaiblir le RGPD n'était pas du tout mon intention. Mais la question de la compatibilité des modèles d'IA générative avec le RGPD se pose. Le RGPD peut être perçu comme un frein à l'innovation pour les entreprises européennes, en raison de la crainte de ne pas pouvoir utiliser les données dont elles auraient besoin pour nourrir les algorithmes d'apprentissage des IA génératives.

Le RGPD est un texte vivant, complexe et soumis à des interprétations. Je souhaite donc que les Cnil européennes [les autorités des données, ndlr] puissent nous éclairer le plus rapidement possible sur les principes que les développeurs doivent adopter pour que le développement de l'IA générative soit compatible avec le RGPD. En France, les acteurs engagés dans l'IA ont des échanges réguliers avec la Cnil pour déterminer les voies de passage, mais il faut que toute incertitude soit dissipée. Mon intention est de permettre aux acteurs français et européens de pouvoir développer des modèles de langage en toute légalité et conformes à l'esprit du RGPD.

L'agenda médiatique est saturé cette semaine d'annonces pour aider la tech en crise. Emmanuel Macron a annoncé hier le plan de financement Tibi 2 et des mesures pour développer l'IA, le député Paul Midy a remis son rapport avec des propositions pour le gouvernement, il y a French Tech 2030 et bientôt les mesures du French Tech Finance Partners... Quelle est la cohérence globale de toutes ces actions ?

Le but de toutes ces annonces est de faire en sorte que dans les vagues d'innovations qui arrivent, la France soit aux avant-postes. Il faut agir sur tous les tableaux : le financement avec le plan Tibi 2, les aides publiques à l'innovation avec les mesures Midy, les secteurs à développer que sont l'IA, les deeptech ou encore le métavers, l'accompagnement des startups avec le French Tech 2030, et également les débouchés commerciaux pour les startups avec l'initiative Je Choisis la French Tech, qui va développer la commande publique.

La première décennie de la French Tech a été placée sous le signe de la réplication en France du modèle d'innovation de la Silicon Valley, c'était la fameuse « startup nation » chère à Emmanuel Macron en 2017. En mettant l'accent sur les deeptech, la mixité ou les territoires pour la deuxième décennie, cherchez-vous à rompre avec cette culture américaine de la tech, plutôt mal perçue en France ?

Nous prenons un virage, oui. Ce virage s'impose car la France a démontré ces dix dernières années la puissance de son innovation numérique, logicielle, avec de nombreuses applications que les Français et les Européens, particuliers comme entreprises, utilisent au quotidien. Nous voulons continuer dans cette voie pour créer des licornes et des entreprises qui intègrent le Next40 puis le CAC40 car les emplois et la compétitivité future du pays en dépendent.

Mais nous voulons désormais aussi démontrer que la France, 400 ans après la naissance de Pascal, est capable de devenir une nation de deeptech en maîtrisant les innovations de rupture qui vont dessiner le futur et relever les grands défis de notre temps. Le monde a changé et la French Tech doit changer avec lui. Il y a aujourd'hui une perception plus fine que la tech est un levier à la fois de performance économique mais aussi de souveraineté technologique, ainsi qu'un outil dans la lutte contre le changement climatique, la réduction des inégalités et l'apaisement de nos sociétés.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

Sylvain Rolland

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Commentaires 20
à écrit le 16/06/2023 à 11:07
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Bonjour, Notre nation reste un grand pays agricole, très exportatrice, comme je dis souvent les chinois sont 1 milliard d'habitants qui a fain et soif. Et notre techno vétérinaire n'a rien a.envier des autres états, le plus grand fabriquant au mond...

à écrit le 16/06/2023 à 9:11
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Quelle manque de hauteur de vue, c'est de toute l’ingénierie dont il faut parler, et être capable de faire tout en limitant les dépendances qui font qu'un pays est puissant. Concevoir, produire, exploiter...

à écrit le 15/06/2023 à 16:52
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Le territoire maritime de la France est son seul avenir, il serait temps de réfléchir pour anticiper l'avenir. Pourquoi courrir toujours derrière les autres pour inventer ce qu'ils ont déjà inventé, les marchés sont déjà occupés par meilleur que nou...

le 15/06/2023 à 17:35
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Le territoire marritime est très précaire. Il suffit d'un référendum ici ou là pour que nous en perdions la moitié. Par contre la frontière de l'innovation est infinie et elle s'étend tjrs plus et il y aura tjrs des domaines où on pourra briller coll...

le 15/06/2023 à 17:35
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Le territoire maritime est très précaire. Il suffit d'un référendum ici ou là pour que nous en perdions la moitié. Par contre la frontière de l'innovation est infinie et elle s'étend tjrs plus et il y aura tjrs des domaines où on pourra briller colle...

à écrit le 15/06/2023 à 14:30
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Pincez-moi car je crois rêver. De niveau bac+8, je suis revenu vivre en France il y a quatre ans...pour lire ceci aujourd'hui? "La tech est la dernière chance de la France d'éviter le sous-développement relatif". La France est déjà en sous-développem...

le 15/06/2023 à 16:30
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Il paraît que au Soudan du Sud on utilise l'expression "français" pour définir un type arrogant, nul en maths qui arrache les salades et brûle des pneus. Ils ont raison mais ça reste relatif, et chez eux tout n'est pas parfait non plus.

à écrit le 15/06/2023 à 11:51
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Bonjour, C'est bien normal, la France est sans doute l'état où les écoles, collèges, lycées universités (ça existe partout dans l'ouest) privés sont aussi bon marché, facile d'arriver au standard local chez moi, 2 enfants. 2bac +2, 1 pavillon en c...

le 15/06/2023 à 14:06
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Une vision primaire de l'immigration. Cherchez vous trouverez combien d'ingénieurs immigrés au CNRS combien de chercheurs immigrés dans les facs combien d'immigrés dans les start-up etc En Allemagne Biotech créé par un couple turcs Sans immigrés la...

le 15/06/2023 à 22:58
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@meconnaissance, etc A aucun moment je parle d'immigration, mais si on parle non d'immigration mais d'émigration nous concerne aussi. Environ 300000 jeunes bretons une fois diplômés. Qui sont partis vivre à l'étranger. Angleterre surtout, mais auss...

à écrit le 15/06/2023 à 11:40
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Vous etes derniers à tous les concours, à commencer par lePISA, et vous voulez faire de l AI, alors que vous ne savez pas ce qu'est une dérivée, un gradient, ou un tenseur, et que vous interdisez aux enfants de lire écrire ou compter des l'école, ...

le 16/06/2023 à 8:18
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Viser la lune pour atteindre l’espace! Sans ambition et sans horizon, rien n’est possible. Mais regardez le courage de ces visionnaires. Échangez avec des ingénieurs, des architectes, des développeurs au quotidiens. Ils ont des capacités immenses. L...

le 16/06/2023 à 8:18
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Viser la lune pour atteindre l’espace! Sans ambition et sans horizon, rien n’est possible. Mais regardez le courage de ces visionnaires. Échangez avec des ingénieurs, des architectes, des développeurs au quotidiens. Ils ont des capacités immenses. L...

à écrit le 15/06/2023 à 10:48
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Je suis d'accord sur le fond mais pour "rester une grande puissance" il faudrait déjà l'être. Pourquoi ces formules ridicules et pas plus de sobriété? Voila comment reformuler le concept: « La tech est la dernière chance de la France d'éviter le ...

le 15/06/2023 à 12:05
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@Adieu BCE 🤣 C'est quoi le "sous développement relatif"? La prospérité ?

le 15/06/2023 à 14:58
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Oui, c'est la prosperité, mais quand les autres sont plus prospères que vous. Un peu comme les indiens d'Amérique, les chinois ou les africains au 18ème ou 19ème.

à écrit le 15/06/2023 à 9:45
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La France c'est hélas un peu le Titanic l'orchestre joue encore mais la catastrophe pourrait bientôt s'accélérer avec ou sans l'intelligence artificielle. L'éternelle faiblesse de la France c'est son élite..

à écrit le 15/06/2023 à 8:40
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On nous parle constamment de la France comme si elle n'était pas a la remorque de l'UE de Bruxelles ! ;-)

à écrit le 15/06/2023 à 7:58
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La France n'a plus de la Grande Puissance que quelques bombes nucléaires. Pour le reste, sa puissance militaire, financière, médicale, éducationnelle, industrielle, technologique...est sérieusement déclassée ! Il ne lui faut pas "rester" une Grand...

à écrit le 15/06/2023 à 7:18
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Ben non et heureusement sinon Taiwan, la Corée du Sud et le Japon seraient de bien plus grandes puissances que la France ce qui n'est pas le cas.

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