Semi-conducteurs : comment le géant indien Tata veut entrer dans l’arène

Le groupe indien vient d’entamer la construction d’une usine de production de semi-conducteurs pour un montant total de 11 milliards de dollars. Une première en Inde, et une réponse aux ambitions du Premier ministre Narendra Modi, qui entend faire de son pays une puissance qui compte dans cette industrie complexe, en profitant de la stratégie de découplage des Occidentaux vis-à-vis de la Chine. Le chemin s’annonce toutefois semé d’embûches.
Natarajan Chandrasekaran, président du groupe Tata.
Natarajan Chandrasekaran, président du groupe Tata. (Crédits : World Economic Forum / Boris Baldinger)

Début avril, le conglomérat indien Tata a entamé la construction d'une usine de semi-conducteurs, la première du pays, à Dholera, dans l'État du Gujarat, d'où est originaire le Premier ministre Narendra Modi. Tout un symbole, celui-ci ayant fait du Made in India l'un des grands axes de sa politique, et récemment annoncé sa volonté de faire du pays une superpuissance des semi-conducteurs. Fruit d'un partenariat avec le fondeur taïwanais Powerchip Semiconductor (PSMC), l'usine devrait à terme employer 20.000 personnes et produire 500 000 puces par mois.

Coût total de l'opération : 11 milliards de dollars, dont la moitié sera déboursée par le gouvernement indien, dans le cadre de l'India Semiconductor Mission, un programme visant à faire du pays l'un des leaders mondiaux dans la production de ces puces indispensables aux technologies modernes. L'État du Gujarat mettra également la main à la poche, à hauteur de 20% du projet. En plus de l'usine de Dholerat, le groupe s'est lancé dans la construction de deux usines d'assemblage et de test des puces. « Ces projets vont jouer un rôle clef dans la transformation de l'Inde en un pôle des semi-conducteurs », a déclaré le Premier ministre indien Narendra Modi. À peine entamée, l'usine compte déjà ses premiers clients : en début de semaine, un rapport (non confirmé par les deux entreprises) a fait état d'un accord entre Tata et Tesla pour le futur approvisionnement de celle-ci en semi-conducteurs.

Les ambitions de Tata

L'usine produira des puces de 28 nanomètres ou plus, des semi-conducteurs d'ancienne génération. Il ne s'agit pas des puces les plus avancées, utilisées pour entraîner les modèles d'intelligence artificielle, mais plutôt de celles intégrées dans les automobiles et l'électronique grand public. « L'Inde constitue le troisième marché automobile au monde, ces puces pourraient donc être utilisées dans ce secteur. En outre, un récent rapport faisant état de l'usage potentiel des puces Tata par Tesla pourrait indiquer que les entreprises étrangères pénétrant le marché indien se sentent contraintes d'utiliser des puces made in India », note Rakesh Kumar, professeur à l'université de l'Illinois à Urbana-Champaign et auteur d'un livre sur la relation de l'Inde aux nouvelles technologies.

Natarajan Chandrasekaran, qui a pris les rênes de Tata en 2017, cherche depuis à réaligner stratégiquement l'entreprise sur les industries les plus prometteuses. Il a ainsi réorienté Tata Motors, la filiale automobile du groupe, sur le véhicule électrique, réalisant un carton avec le modèle Nexon, sorti en 2020. Une voiture sur sept vendue en Inde est désormais estampillée Tata Motors, contre une sur vingt il y a quatre ans. La chaîne d'hôtels du conglomérat a quant à elle bénéficié de la montée de l'Inde comme destination touristique, tout comme la compagnie aérienne Air India, rachetée au gouvernement en 2022. La valorisation boursière du groupe est ainsi passée de 140 milliards de dollars en 2017 à 400 milliards aujourd'hui.

De quoi lui donner la trésorerie nécessaire pour investir dans les puces, un autre axe stratégique que Natarajan Chandrasekaran espère développer. À l'instar du Premier ministre indien, il compte pour cela sur la stratégie de découplage des pays occidentaux vis-à-vis de la Chine et les tentatives de diversifier les activités de fonderie au-delà du territoire de Taïwan face au spectre d'une invasion par l'Empire du Milieu. Le traumatisme du Covid, durant lequel la désorganisation des chaînes de valeur mondialisées a créé une pénurie de semi-conducteurs, est encore bien présent.

Comment Narendra Modi entend profiter du découplage

Grâce à des géants de rang international comme TSMC, Taiwan concentre aujourd'hui à elle seule 60% de la production mondiale de semi-conducteurs, proportion qui passe même à 90% pour les puces les plus avancées. Pour limiter les risques, une stratégie progressive de déconcentration de l'industrie est actuellement mise en œuvre, avec la participation des entreprises taïwanaises elles-mêmes, qui construisent des usines en Europe, aux États-Unis et dans des pays d'Asie comme le Japon. L'Inde entend également s'afficher comme une option possible.

D'autant que les entreprises technologiques cherchent également à renforcer la résilience de leur chaîne de valeur en quittant la Chine au profit d'autres pays de la région : Apple et Samsung ont par exemple commencé à déplacer une partie de leur production de smartphone de la Chine vers l'Inde. La fabrication de semi-conducteurs constituerait dans ce contexte une manière pour le pays de contrôler une part croissante de la chaîne de valeur des produits high-tech.

L'Inde ne manque pas d'atouts pour y parvenir. Elle possède notamment d'excellents ingénieurs, dotés de solides connaissances dans la conception des puces : un cinquième de la conception mondiale de puces est ainsi réalisé en Inde, et tous les grands fabricants de semi-conducteurs ont un centre de R&D dans le pays. Certes, concevoir et produire ne sont pas la même chose. La construction d'une fonderie est une activité extrêmement complexe, qui chiffre dans les dizaines de milliards de dollars.

En Inde, Tata est l'une des seules entreprises à pouvoir relever le défi. « Ils sont l'une des rares entreprises indiennes à posséder les finances nécessaires pour se lancer dans quelque chose d'aussi coûteux en capital que la fabrication de puces. Ils constituent aussi une marque de confiance avec un long pedigree de réussites dans les nouvelles industries où ils se sont engouffrés. Le gouvernement peut donc leur faire suffisamment confiance pour les subventionner même s'ils n'ont aucune expérience dans la production de puces », note Rakesh Kumar.

Cependant, le groupe a conscience de l'ampleur du défi et cible d'abord des puces d'anciennes générations. « Il semblerait qu'ils se lancent dans la production de semi-conducteurs trailing edge (nœuds 28nm et au-delà). Je ne vois pas de raison pour laquelle ils ne pourraient pas y arriver dans les délais qu'ils se sont fixés.

Ce sont les semi-conducteurs leading edge (moins de 7nm) qui sont très complexes à produire et pour lesquels seuls TSMC, Intel et Samsung ont le savoir-faire. Il est à mes yeux quasiment impossible que Tata arrive à les rattraper », note Antoine Chkaiban, analyste chez le consultant New Street Research.

Le plus grand des défis

Pour autant, en s'engageant dans la production de semi-conducteurs, le groupe Tata, et derrière lui l'Inde, se pose un sacré défi. « Construire une usine et la faire produire à grande échelle, l'objectif du partenariat entre Tata et Powerchip, va prendre entre deux et trois ans. Powerchip peut apporter son expertise, mais Tata va devoir former sa propre main-d'œuvre, dans ce qui constitue un domaine tout à fait nouveau pour l'Inde », note Mike Demler, analyste indépendant spécialisé dans l'industrie des semi-conducteurs.

Ce n'est en outre pas la première fois qu'un projet d'usine de semi-conducteurs se monte en Inde, et les tentatives précédentes se sont soldées par des échecs. En juillet 2023, le groupe taïwanais Foxconn, qui avait prévu un an plus tôt d'investir 20 milliards de dollars dans la construction d'une usine de semi-conducteurs en partenariats avec l'indien Vedanta, a ainsi finalement jeté l'éponge, citant des régulations opaques et un trop grand protectionnisme vis-à-vis des investissements étrangers.

Tirant les leçons du passé, le gouvernement Modi entend faciliter l'accès de son marché aux entreprises du reste du monde. L'an passé, une loi a permis pour la première fois aux avocats internationaux de pénétrer le marché indien, et le gouvernement prépare actuellement une mesure visant à faciliter l'attribution de visas aux travailleurs chinois dotés de compétences industrielles. Des changements suffisants pour permettre au pays de s'imposer sur ce qui constitue aujourd'hui l'une des industries les plus complexes au monde ?

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 17/04/2024 à 23:52
Signaler
"Semi-conducteurs : comment le géant indien Tata veut entrer dans l'arène" Que Tata commence par assainir l'eau toxique du Gange avant de pouvoir espérer produire le moindre circuit électronique en Inde...

à écrit le 17/04/2024 à 21:30
Signaler
Nous avons retrouvé les milliards qui manquent au budget de Bruneau Le maire ! J'aurai tellement aimé que les milliards de la dette servent à la recherche et au développement de notre pays. Y'a t'il un constructeur automobile en France qui va investi...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.