
Anticiper les négociations commerciales annuelles entre les distributeurs et les marques alimentaires nationales, comme souhaité par le gouvernement pour enrayer l'inflation, pourrait produire l'effet opposé à celui escompté. Les leaders de la grande distribution ont alerté sur ce risque mercredi 20 septembre les députés, qui les auditionnaient au sein de la Commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.
« Si on avance les négociations, il faut que cela se transforme en un mieux pour les consommateurs. Or aujourd'hui (...), les premiers signaux que nous avons de nos fournisseurs, ce sont des demandes de tarifs à la hausse. (...) Si le sujet est d'avancer les négociations commerciales pour qu'elles se concluent par de l'inflation complémentaire plus vite pour les Français, c'est un point délicat », a mis en garde Dominique Schelcher, PDG de Système U.
« (...) on est prêt à anticiper les négociations 2024 si une loi le propose. Sauf que pour accélérer la négociation il faut être deux. Et concernant les 75 principaux fournisseurs, un seul, au moment où je vous parle, nous a adressé ses tarifs 2024. L'augmentation proposée, c'est 10% », a ajouté Thierry Cotillard, PDG du groupe Les Mousquetaires.
« Les échanges que nous avons aujourd'hui avec certaines multinationales nous font penser que les tarifs seront à la hausse (...) de entre 5% et 15%», a-t-il abondé.
Sur le fondement des demandes de hausses est de baisse reçues en 2023, notamment pour les marques distributeurs, pour lesquelles les négociations se déroulent tout au long de l'année, « on peut s'attendre en 2024 à une inflation qui tournera autour de 3 à 4% en 2024 », a pour sa part calculé Philippe Michaud, co-président du groupe E. Leclerc, qui a même évoqué une « inflation latente qui dure quelques années de cet ordre-là ».
L'indice des prix alimentaires de la FAO en baisse
Le ministère de l'Economie a en effet annoncé travailler sur un projet de loi visant à anticiper les négociations commerciales annuelles entre les distributeurs et les marques alimentaires nationales. Normalement organisées, selon la loi, entre le 1er novembre et le 1er mars suivant, ces négociations devraient cette année s'ouvrir dès le mois d'octobre et se clôturer le 15 janvier, selon Les Echos. Le projet de loi devrait être présenté en Conseil des ministres le 27 septembre.
L'exécutif espère ainsi parvenir à contenir l'inflation alimentaire qui, selon l'Insee, a encore augmenté de 11,1% le mois dernier sur un an dans l'Hexagone, en faisant croître le nombre de ménages français en situation de précarité alimentaire. L'objectif est notamment de répercuter au plus vite sur les prix en rayons la baisse de certains coûts de production.
Après une flambée en 2021 et au début de 2022, à cause d'abord de la crise sanitaire, puis de la guerre en Ukraine, les cours internationaux de la plupart des denrées alimentaires décroissent en effet depuis un an. En août, l'indice des prix des produits alimentaires de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) reculait de 2,1% par rapport au mois précédent, et de 24% par rapport au pic atteint en mars 2022.
« Les prix internationaux de tous les produits alimentaires ont baissé en août, hormis ceux du riz et du sucre », précise l'organisation.
Malgré les pressions du gouvernement, les industriels, qui pour la première fois après des années de déflation ont obtenu en 2022 et 2023 des hausses de leurs tarifs, justifiées par l'inflation de leurs coûts de production, refusent depuis de les revoir à la baisse. Or, selon Les Mousquetaires, l'évolution des cours des matières premières agricoles, mais aussi des matières premières industrielles, pourrait permettre « de demander aux grands groupes de baisser (leurs tarifs, ndlr) de l'ordre de 2 à 5% sur certains marchés ».
« Globalement, ce sera de la hausse »
Egalement auditionnés par la Commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale mercredi, les industriels ont d'ailleurs confirmé non seulement leur refus de baisser leurs tarifs, mais également leur volonté de demander de nouvelles augmentations justifiées, selon eux, par une hausse persistante des coûts de production.
« Il y aura des cas de figure où il y aura du +10%. Il y aura des cas de figure où il y aura du -2% ». Mais « globalement, on peut imaginer que ce sera de la hausse », a reconnu Richard Panquiault directeur général de l'Institut de Liaisons et d'Etudes des industries de Consommation (Ilec), qui représente une centaine d'entreprises détenant deux tiers des marques vendues en grandes surfaces alimentaires, tout en tempérant : « La différence avec l'année précédente c'est que ce ne sera pas des hausses systématiques ».
« Il n'est pas certain qu'avancer la date des négociations permettra de faire baisser les prix de l'alimentation », a aussi admis Jérôme Foucault, président de l'Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (Adepale).
Une augmentation persistante des prix de revient
Selon les industriels, malgré la baisse des cours de la plupart des matières premières agricoles, l'inflation des coûts de production est en effet toujours un défi. Les adhérents de la Fédérations des entreprises et entrepreneurs de France (la Feef, qui ressemble un millier de TPE, PME et ETI, alimentaires et non alimentaires), « malgré tout ce qui a été mis en place », ont subi une augmentation de leur facture d'énergie de 24% en 2022, et en 2023 de 49%,affirme leur président, Léonard Prunier.
Les matières premières agricoles représentent « une hausse de 9% cette année, contre 28% l'année dernière ». Et les salaires, « au moins 5% de hausse en moyenne » poursuit-il. « Les frais financiers ont explosé et rendent le financement des stocks très lourd », ajoute Jérôme Foucault, qui rappelle également « le resserrement du crédit qu'on commence à sentir depuis le mois de juillet et auquel les PME et les ETI ont recours pour financer notamment leurs investissements en matière de décarbonation de leur process ». Sans compter que les coûts de la transition écologique croissent « de façon continue ».
« Nos prix de revient ne font qu'augmenter », conclut Léonard Prunier.
L'évolution des coûts reste d'ailleurs à ce stade trop incertaine pour se risquer à une baisse des tarifs: « La plupart des entreprises ont de la visibilité sur leurs coûts début octobre », note Richard Panquiault.
« Les PME et les ETI ont absorbé le choc de l'inflation en baissant leurs résultats puisqu'elles n'ont pas réussi à répercuter tous les intrants qu'elles ont eus », ajoute Léonard Prunier. La Feef a calculé que 30% de ses entreprises adhérents sont déficitaires en 2022, contre 24% en 2021, et que 49% des entreprises ont un taux d'endettement supérieur à 7 ans.
Les marges au centre des débats
Les marges sont au coeur du conflit entre les industriels et les distributeurs qui s'accusent mutuellement de les accroître aux dépens des consommateurs.
« Pour le secteur de l'agroalimentaire l'Insee calculait le 31 mai que le taux de marge de l'industrie atteignait 48,1%, soit dix points de plus que la moyenne des six dernières années. En parallèle, l'institut calculait à la fin du second trimestre que l'excédent brut d'exploitation grimpait au niveau historique de 7 milliards d'euros, soit une hausse de quasi 19% sur un trimestre », a rappelé Nicolas Meizonnet, député du Rassemblement national.
Un calcul rejeté par l'Ilec, selon qui, entre le 1er janvier 2022 et le 30 juin 2023, pour un échantillon comptant plus de la moitié des adhérents de l'association, les coûts ont augmenté de 2 milliards, alors que les revenus générés n'ont crû que de 1,4 milliard.
« Les industriels ont couvert les deux tiers de leurs surcoûts », affirme Richard Panquiault : « Leur marge ne s'améliore pas, leur marge se détériore ».
« Les marges de la distribution aujourd'hui sont bonnes, elles sont même très bonnes », dénonce pour sa part Jérôme Foucault. « Et la hausse des taux leur permet d'avoir désormais des financements liés à leurs besoins en fonds de roulement qui sont négatifs », ajoute-t-il, en évoquant une « manne financière qui améliore leurs résultats ».
Carrefour « fait en France exactement 2,1% de marge », rétorque son PDG , Alexandre Bompard, selon qui ses concurrents sont « dans des ordres à peu près équivalents ».
« C'est un rapport de un à cinq avec les industriels », affirme-t-il.
Les industriels reconnaissent néanmoins que la hausse de leurs tarifs rencontrera une limite: la demande.
« L'inflation, c'est une plaie pour nos entreprises. C'est une plaie pour nos compte d'exploitation et c'est une plaie pour nos prix de vente, car quand on devient trop cher on perd des volumes, on perd en compétitivité. (...) », a rappelé Miloud Benaouda, PDG de Barilla France et membre du conseil d'administration de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania), qui représente quelque 17.000 entreprises alimentaires françaises.
« Si vous allez trop loin, la sanction est immédiate », a-t-il reconnu.
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