Les sept enjeux cruciaux de la conférence ministérielle de l'ESA

Le conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne va décider des programmes à financer sur les trois prochaines années. Cela permettra de renforcer l'autonomie stratégique de l'Europe mise à mal par la guerre en Ukraine mais aussi par ses lacunes capacitaires (exploration spatiale).
Michel Cabirol
Le directeur général de l'ESA Josef Aschbacher demande aux États membres de souscrire 18,7 milliards d'euros lors de ce conseil ministériel de l'ESA.
Le directeur général de l'ESA Josef Aschbacher demande aux États membres de souscrire 18,7 milliards d'euros lors de ce conseil ministériel de l'ESA. (Crédits : © NASA NASA / Reuters)

Quels sont les enjeux du conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne (ESA) qui se tient à Paris les 22 et 23 novembre ? Organisé tous les trois ans, le conseil ministériel de l'ESA réunit les ministres en charge du spatial des 22 États membres de l'Agence, dont trois de ses membres ne font pas partie de l'Union européenne (Grande-Bretagne, Norvège et Suisse), pour déterminer ses grandes orientations stratégiques et son budget triennal (2023-2025). Ce conseil est particulièrement important pour la structuration du travail de l'ESA pour les trois prochaines années, voire au-delà jusqu'en 2027. Le dernier conseil ministériel de l'ESA, qui a eu lieu à Séville en Espagne en novembre 2019, avait permis à l'Agence d'obtenir un budget triennal record de 14,38 milliards d'euros pour préparer, lancer et poursuivre les programmes spatiaux européens sélectionnés par l'ESA.

1/ Quel sera le montant total de la contribution ?

Le directeur général de l'ESA Josef Aschbacher demande aux États membres de souscrire 18,7 milliards d'euros lors de ce conseil ministériel de l'ESA. La marche pourrait être trop haute pour un budget triennal, comme estimait il y a une quinzaine de jours une source française proche du dossier. La contribution totale des États membres pourrait atterrir à moins de 17 milliards d'euros (autour de 16,3 milliards), évaluait cette source. Pour autant, les pays, notamment les grandes puissances spatiales (Allemagne, France, Italie), se gardent toujours des marges de manœuvre lors des négociations. En revanche, elle s'élèvera très certainement à 18,7 milliards d'euros sur les cinq prochaines années (2023-2027).

Car comme le rappelait début novembre le PDG du CNES Philippe Baptiste lors d'une audition à l'Assemblée nationale par l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), « la conférence ministérielle est vraiment un moment important parce qu'il marque les ambitions de tous les États membres et il permet de voir aussi sur les différents sujets qui va prendre le leadership sur tel ou tel programme pour être extrêmement concret ». Le bilan d'une ministérielle permet in fine de mesurer le poids que vont peser les 22 membres de l'ESA dans le domaine spatial. Ce qui n'est pas rien compte tenu des enjeux stratégiques liés au spatial (accès à l'espace, télécoms, observation de la Terre, climat, exploration...)

2/ Quel sera le rôle de la France ?

La France a décidé de ne plus faire la course en tête avec l'Allemagne (entre 3,6 et 5 milliards d'euros). Elle jette l'éponge. Sa contribution devrait s'élever à 3,2 milliards d'euros, voire 3,5 milliards si elle finance en 2023 la constellation européenne de Thierry Breton. Elle pourrait être talonnée voire dépassée exceptionnellement par l'Italie, qui pourrait décider de rajouter à sa contribution (2,8/2,9 milliards) le montant du plan de relance italien dans le spatial, le Plan national pour la relance et la résilience (PNRR). Soit plus de 1 milliard d'euros.

Pourquoi la France ne veut plus faire la course en tête ? Officiellement, elle considère qu'elle est toujours la première puissance spatiale européenne. Elle pèserait, selon Philippe Baptiste, à peu près 50% de l'activité spatiale européenne en y ajoutant le spatial militaire, les activités nationales et les coopérations multilatérales et bilatérales en dehors de l'ESA. Aussi bien au CNES qu'à Bercy, et plus particulièrement à la Direction générale des entreprises (DGE), on insiste sur le fait qu'il est important de conserver l'ensemble de ces canaux de financements dans le cadre d'une stratégie spatiale française et ne pas se cantonner au seul périmètre de l'ESA.

On rappelle également les 9 milliards d'euros dédiés sur les trois prochaines années par la France pour le spatial civil et militaire qui ont été annoncés mi-septembre lors du 73e Congrès international d'astronautique par la Première ministre Élisabeth Borne. Pour autant, la France n'a pas vraiment pris la mesure des enjeux stratégiques liés à l'espace. Cette trajectoire financière s'éloigne des grandes ambitions françaises fixées dans le spatial par Emmanuel Macron à Toulouse en février. Clairement, la France ne veut et ne peut pas à la fois suivre l'Allemagne dans une fuite en avant financière au sein de l'ESA et poursuivre toutes ses contributions aux niveaux national et international si elle ne décrète pas le spatial comme un vrai objectif d'avenir.

3/ Quels sont les grandes lignes budgétaires de l'ESA

Les investissements demandés par l'ESA, auxquels chaque État abonde selon sa stratégie spatiale et l'expertise de son industrie spatiale, concernent notamment l'observation de la Terre, qui permet de mesurer l'impact du réchauffement climatique (3 milliards d'euros demandés sur trois ans), le transport spatial, notamment pour le lanceur Ariane 6 (3,2 milliards sur cinq ans, 3 milliards sur trois ans) ou encore l'exploration humaine et robotique de l'espace (2,98 milliards d'euros sur trois ans). Les programmes d'observation de la Terre devraient être sur-souscrits, selon plusieurs sources contactées par La Tribune.

L'ESA demande également aux États membres de souscrire aux programmes scientifiques : 1,87 milliard sur trois ans (3,18 milliards sur cinq ans). Les constructeurs de satellites européens, qui font partie des meilleurs mondiaux (Airbus et Thales), devraient trouver leur bonheur dans la ligne budgétaire télécoms (2,4 milliards demandés) et dans celle de la navigation (300 millions).

En revanche, rien ou pas grand chose pour les vols habités européens. Cette ambition portée en février à Toulouse par Emmanuel Macron attendra en 2023 le résultat de l'étude du « groupe consultatif de haut niveau » sur « l'exploration spatiale humaine pour l'Europe ». Ce groupe devait pourtant livrer ses premières conclusions à ce conseil ministériel. A Toulouse en février, Emmanuel Macron aurait pu incarner le Kennedy européen de la conquête spatiale « Made in Europe ». Mais le vol habité est un sujet qui se traite au niveau européen.

4/ Que veulent les industriels français ?

Hors ArianeGroup, les industriels français ont trois objectifs : obtenir un bon budget sur les programmes permanents comme Copernicus, lancer de nouveaux programmes et renforcer le programme GSTP (General Support Technology program), un programme facultatif de technologie de soutien général. Airbus et Thales souhaiteraient monter à bord d'Aeolus 2, un satellite qui mesure les vents, et de LEO PNT, un programme pour rendre un peu plus robuste la constellation européenne Galileo (radionavigation). Les deux constructeurs vont aussi scruter attentivement les investissements de la France sur le programme ARTES (Advanced Research in Telecommunications Systems). C'est un programme de recherche à long terme de l'ESA destiné à développer les services et les produits liés aux satellites de télécommunications. Il a permis à Airbus (Eurostar Neo) et Thales (Spacebus Neo) grâce au programme commun ESA et CNES, Neosat, de de faire la course en tête dans les compétitions internationales.

Pour les équipementiers comme Safran et Sodern, notamment, la France doit investir dans le programme GSTP (General Support Technology program), un programme facultatif de technologie de soutien général. C'est l'un des programmes, qui sert à développer des technologies amont et à préparer des instruments ou des équipements complexes. Ce programme crucial bénéficie le plus aux équipementiers. A Séville, a récemment rappelé le PDG de Sodern Franck Poirrier dans une interview à La Tribune, il avait été très peu abondé par la France (10 millions). « Nous sommes aujourd'hui très mal positionnés pour la ministérielle de l'ESA. Pourquoi ? Après Séville en 2019, l'ESA a lancé des programmes de dérisquage de missions. Trois ans après, l'ESA lance le programme. Il aurait fallu être en amont », a-t-il précisé.

5/ Et la constellation Breton ?

A l'issue de négociations entre le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne (UE) et la Commission européenne, le commissaire européen pour le marché intérieur Thierry Breton a un tour de force en parvenant en seulement neuf mois à trouver un accord pour lancer la nouvelle constellation européenne IRIS² (Infrastructure de Résilience et d'Interconnexion Sécurisée par Satellites), la nouvelle infrastructure critique pour l'UE. Les premiers lancements sont prévus dès 2024, et la mise en service de toute la constellation pour 2027.

Ce projet bénéficiera d'un budget de l'Union européenne de 2,4 milliards d'euros, auxquels s'ajouteront une contribution de 750 millions d'euros de l'ESA, qui doit être validée lors de la conférence ministérielle. Au total, le coût du projet a été évalué à 6 milliards d'euros. A Paris, la constellation ne devrait obtenir qu'une cinquantaine de millions d'euros pour ouvrir un financement pour ce programme et entretenir une équipe. Car les pays membres de l'ESA, dont la France, pourraient attendre le lancement des appels d'offres pour financer ou pas la constellation.

6/ Ariane 6 martyrisée mais Ariane 6 soutenue

Au-delà du premier vol de l'Arlésienne Ariane 6, les ministres allemand, français et italien chargés de l'espace, Robert Habeck, Bruno Le Maire et Adolfo Urso ont fait le job au premier jour du conseil ministériel de l'ESA. Ainsi, l'Allemagne, la France et l'Italie ont signé un accord qui ouvre la voie à "une évolution du cadre européen qui régit les lanceurs spatiaux". Cet accord entre les trois pays réaffirme le principe d'une préférence européenne pour les lancements dits institutionnels, c'est-à-dire ceux menés au profit des agences spatiales nationales et européennes.

Par ailleurs - et cela va satisfaire beaucoup ArianeGroup (Ariane 6) et Avio (Vega) - « le financement public nécessaire pour équilibrer l'exploitation institutionnelle et commerciale d'Ariane 6 et de Vega-C sera réexaminé afin de tenir compte de l'évolution des prix du marché, des prix institutionnels, des conditions économiques et de l'état des négociations entre les maîtres d'œuvre des lanceurs et les industriels, tout en maintenant le principe essentiel qui est de permettre l'exploitation commerciale des deux lanceurs avec un soutien public dûment défini tout en maintenant un accès indépendant et autonome à l'espace selon le principe de la référence européenne pour les missions institutionnelles », ont tenu à assurer les trois ministres. Le directeur général de l'ESA est invité à proposer, d'ici à la mi-2023 et pour approbation par les États participants concernés, « des paramètres d'exploitation révisés liés au financement public ».

Enfin, les trois pays demandent l'ouverture des lancements ESA aux micro et mini-lanceurs. Cette proposition représenterait « une première étape vers une évolution de la politique d'acquisition de services de lancement pour les missions de l'ESA », ont souligné les trois ministres. La France (MaiaSpace) et l'Allemagne (Isar, RFA One...) se sont lancées dans une compétition sur ce segment de marché qui est pourtant très étroit.

7/ Le retour géographique enfin écorné

« C'est sans doute un petit point sur lequel de temps en temps on a des positions entre les différents pays au sein de l'Agence spatiale européenne qui ne sont pas totalement alignées », avait expliqué début septembre au Sénat, Philippe Baptiste. Depuis plusieurs années, la France bataille pour faire évoluer le principe du retour géographique pour aller vers plus de compétitivité. C'est une vraie victoire française. Dans le domaine des lanceurs, elle a été enfin entendue. Ainsi, les trois ministres allemand, français et italien chargés de l'espace, Robert Habeck, Bruno Le Maire et Adolfo Urso se sont entendus pour enfin enfoncer la forteresse du retour géographique, principe sacro-saint de l'ESA jusqu'ici inattaquable.

Cette compétitivité passe par une nécessaire « réflexion » sur une révision des règles de retour géographique. Celles-ci prévoient que l'investissement de chacun des 22 États membres de l'ESA doit se traduire par des retombées industrielles équivalentes pour ses entreprises. Ainsi, Josef Aschbacher, qui a été poussé à revoir le cadre juridique régissant le schéma d'exploitation des lanceurs européens, doit lancer cette « réflexion avec les États concernés sur les conditions de répartition industrielle et géographique du travail en exploitation ». Car, selon Philippe Baptiste, le principe du retour géographique est « un mécanisme que l'on peut quand même questionner quand on doit l'utiliser et si on doit l'utiliser pour faire des projets qui sont des projets compétitifs où l'objectif numéro un est de faire un lanceur pas cher par exemple », avait-il expliqué. Avec cette réflexion, c'est en quelque sorte dans le domaine des lanceurs, la fin « d'une sorte de contradictions ou d'injonctions contradictoires ».

Michel Cabirol

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