L'industrie 4.0 : du concept à la réalité

À l'occasion du Digital Industry Summit du 16 octobre au Palais Brongniart, à Paris, Atos et Siemens font le point sur la situation de l'industrie française à l'heure de la transformation numérique et de la convergence entre les mondes de l'IT (technologies de l'information et de la communication) et de l'OT (technologies de production). Entretien croisé avec Philippe Miltin, senior vice-président d'Atos et Vincent Jauneau, vice-président de Siemens France.
Philippe Miltin, senior vice-président d'Atos et Vincent Jauneau, vice-président de Siemens France.
Philippe Miltin, senior vice-président d'Atos et Vincent Jauneau, vice-président de Siemens France. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - La révolution numérique entraîne des changements profonds dans l'industrie. Que représente aujourd'hui le concept d'Industrie 4.0 lancé en 2013 en Allemagne ?

PHILIPPE MILTIN - Nous assistons à une convergence forte entre les mondes de l'IT [technologies de l'information et de la communication, Ndlr] et de l'OT [pour "Operational Technology", ou technologies de production]. Le numérique permet d'ouvrir les moyens de production vers les clients, les fournisseurs, les prestataires dans le cadre de l'entreprise étendue, ce qui est absolument fondamental. Ce que nos clients attendent de cette révolution, c'est d'avoir des usines flexibles. Par exemple, pouvoir fabriquer plusieurs versions d'une voiture avec les mêmes outils. Pour l'instant, ils sont obligés d'arrêter leurs lignes de production pour les reconfigurer.

Pour un constructeur automobile, par exemple, cela signifie un arrêt des lignes de production durant huit heures. Avec nos outils, ce downtime [période durant laquelle un équipement ne fonctionne pas] est réduit à deux heures. Le grand catalyseur de ce changement, c'est l'IoT [Internet des objets]. Nous en sommes encore au stade des POC [proof of concept ou preuve de faisabilité], mais ceux qui n'iront pas vers cette digitalisation seront pénalisés. Autre volet primordial : cette révolution ne peut se faire en mode top down. Elle ne réussira que si les opérateurs s'en emparent.

VINCENT JAUNEAU - Nous travaillons depuis 2007 sur ce concept qui consiste à créer un lien entre le virtuel et le réel. La phase de test est en cours depuis deux ou trois ans. Il y a beaucoup de POC, souvent ponctuels, parfois sous la forme de démarches complètes. Aujourd'hui, les solutions technologiques sont là. On assiste à une volonté des industriels de basculer sur le 4.0, qui génère de la performance, de la productivité et du bien-être au travail. C'est un avantage compétitif : ceux qui maîtriseront le mieux ces technologies seront les plus performants. Nous avons déjà une quarantaine de réalisations, dont des usines complètes, comme chez Solvay à Chalampé, dans le Haut-Rhin.

On évoque souvent la notion de jumeau numérique, ou digital twin, à propos de l'usine 4.0. Que recouvre-t-elle ?

PHILIPPE MILTIN - Le digital twin est le double numérique d'un objet ou d'un système physique qui repose sur des données de capteurs, permettant d'avoir une vision du produit durant tout le cycle, de sa conception jusqu'à son utilisation et sa maintenance. Nous travaillons par exemple avec une entreprise qui fabrique des turbines pour les éoliennes. Nous récupérons les données lors de l'utilisation de ces turbines - force du vent, déformation des hélices - qui sont réinjectées dans la ligne de production pour améliorer le produit. Côté maintenance, le jumeau numérique permet d'anticiper les pannes des machines afin d'éviter l'arrêt de la production et de faire baisser le coût des pièces détachées. Grâce à une connexion directe avec la supply chain, l'automate peut détecter si un élément va tomber en panne et commander directement la pièce de rechange. L'autre sujet qui va arriver, c'est la partie connectivité, qui concerne les clients finaux des entreprises. Le boîtier Carfit, par exemple, mesure les vibrations lors des trajets des voitures Renault équipées du système multimédia intégré R-Link. Ce boîtier va permettre d'anticiper les pannes et de communiquer via R-Link avec le propriétaire du véhicule pour lui indiquer le garage où changer la pièce qui va flancher. La mission du jumeau numérique est d'optimiser la production, mais aussi d'offrir davantage de services à l'utilisateur final grâce aux datas.

VINCENT JAUNEAU - L'usine Solvay de Chalampé utilise un jumeau numérique complet du site. Le directeur ne réalise aucune modification de ses lignes de production sans les avoir testées au préalable sur la maquette digitale. Le site du fabricant de machines d'emballages Gebo-Cermex, à Saint-Laurent-sur-Sèvres, en Vendée, a également intégré le digital twin, et il est passé de huit à deux semaines de délais de production, tout en libérant la moitié de la surface d'atelier. Ce qui fait la différence, c'est la continuité numérique, quand le digital twin est intimement lié à la ligne de production. Chez Gebo-Cermex, nous pouvons générer l'intégralité de la codification des automates et des éléments connectés au réseau industriel. Quand la machine ainsi modifiée est livrée et installée, les opérateurs ont été formés sur le digital twin et sont prêts à l'utiliser. La continuité numérique est vraiment la colonne vertébrale de la ligne de production digitale. La vraie difficulté, c'est de disposer d'un chef de projet qui soit en mesure de faire travailler ensemble les équipes de production et d'IT.

L'industrie 4.0 est-elle réservée aux grands groupes ? Comment faire pour que les PME bénéficient de ces progrès ?

PHILIPPE MILTIN - Les PME ont moins de moyens que les grosses entreprises, c'est évident. Mais il existe plusieurs initiatives locales pour aider les petites entreprises à tirer parti de ces nouvelles technologies, comme les pôles de compétitivité. Les pouvoirs publics ont un rôle très important à jouer si l'on veut réussir la ré-industrialisation du pays. La formation est l'élément clé. Prenons la réalité augmentée et la réalité virtuelle. C'est très bien de disposer de ces instruments, mais il est nécessaire que les opérateurs possèdent les compétences pour les utiliser. Deuxième sujet : le regroupement de PME sur des centres qui utilisent les mêmes technologies afin de mutualiser les coûts. À partir du moment où nous sommes dans un monde global, l'utilisation de ces outils est obligatoire si l'on veut conserver sa compétitivité.

VINCENT JAUNEAU - Avec le Gimélec [le Groupement des industries de l'équipement électrique, du contrôle-commande et des services associés], nous avons été à l'origine de l'AIF, l'Alliance pour l'industrie du futur, qui a lancé le Pass Industrie du futur pour aider les industriels à bénéficier de façon simple des aides des Régions. Et nous venons d'assister avec plaisir au retour du sur-amortissement fiscal [décidé le 20 septembre après avoir été supprimé en 2017, ndlr] de 40 % des investissements dédiés à la robotique et à la transformation numérique [imprimantes 3D, logiciels de gestion de la production...], pour que les PME puissent activer ces techniques. Le déficit de la balance du commerce extérieur est un problème récurrent. Or, l'industrie pèse lourd dans cette balance commerciale. Nous ne pourrons réduire ce déficit que si l'on gagne la course de vitesse dans les investissements en 4.0.

Comment la coopération franco-allemande s'incarne-t-elle dans le domaine de l'industrie du futur ?

PHILIPPE MILTIN - Dans un monde de blocs, une Europe forte passe par l'axe franco-allemand. C'est le cheval de bataille du président d'Atos, Thierry Breton. L'alliance stratégique entre Atos et Siemens est la plus importante coopération franco-allemande depuis Airbus. Elle a débuté en 2011 quand nous avons racheté à Siemens sa division IT Solutions and Services. À cette occasion, Siemens est devenu notre premier actionnaire, en entrant dans le capital d'Atos à hauteur de 12 %. Cette alliance comporte trois volets : Siemens est un de nos plus gros clients, c'est notre actionnaire principal, et nous avons investi 250 millions d'euros ensemble en codéveloppement sur le data analytics [intelligence artificielle, IoT] à travers la plateforme MindSphere Codex. Siemens possède une expertise forte dans les MES [Manufacturing Execution System ou gestion des processus industriels], les PLM [Product Lifecycle Management ou gestion du cycle de vie des produits] et la CAO [conception assistée par ordinateur]. Nous travaillons main dans la main sur ce concept d'Industrie 4.0, et ce dans le monde entier. Cette alliance entre notre expertise IT et celle de Siemens dans l'OT est à la fois stratégique et unique sur le marché.

VINCENT JAUNEAU - Concernant la fusion avec Alstom, je ne peux pas répondre car l'opération est en cours et seul mon président est habilité à en parler. Plus généralement, les Allemands sont très attachés à l'Europe et pour eux l'axe franco-allemand est stratégique, et nous le ressentons fortement au sein de Siemens. C'est une réflexion que nous avons aussi au Gimélec et à l'Alliance pour l'industrie du futur. Nous avons par exemple une collaboration étroite avec la Plattform Industrie 4.0 en Allemagne pour l'élaboration des normes européennes, en particulier la norme RAMI 4.0 [Reference Architectural Model Industrie 4.0], un élément majeur du développement de la numérisation de l'industrie.

Comment va évoluer cette Industrie 4.0 dans les mois et années à venir ?

PHILIPPE MILTIN - Les entreprises n'ont pas le choix. Les consommateurs ont des attentes différentes par rapport à celles du passé. Aujourd'hui, on ne vend plus un produit mais un service. Et, de surcroît, un service personnalisé. Les industriels vont devoir adapter leur outil de production à cette nouvelle donne. Dans l'automobile par exemple, la voiture autonome et la voiture électrique arrivent à grands pas. Pour les constructeurs, la question est : que vais-je apporter en plus à mes clients ? Une voiture, c'est 100 millions de lignes de code ! Les possibilités sont infinies pour offrir des services personnalisés à l'acheteur. La transformation énergétique passe aussi par le numérique. Il existe une convergence économique et sociétale qui fait que les industriels n'ont pas d'autre choix que d'aller vite. Le Digital Industry Summit est l'occasion de montrer aux professionnels ce qui existe aujourd'hui, ce qui va arriver demain, mais surtout de leur dire que la révolution numérique est là et qu'il faut se lancer. Les nouveaux pays industriels, comme la Chine, ont la chance de partir d'une feuille blanche quand ils construisent leurs usines. En Europe, nous avons un outil industriel souvent vieillissant. Si nous voulons conserver notre compétitivité, il faut absolument le moderniser.

VINCENT JAUNEAU - C'est l'objectif du Digital Industry Summit : prouver que les technologies 4.0 sont prêtes et accessibles, et que le marché de l'industrie est suffisamment mature pour les intégrer sans remettre en question l'existant. En France, nous sommes très forts en matière de software. Il faut absolument s'appuyer sur cet atout pour déployer les solutions d'intelligence artificielle et d'IoT. Par exemple, Solvay utilise le jumeau numérique depuis quatre ans. La prochaine étape, c'est la réalité virtuelle. Notre logiciel Comos Walkinside permet à l'opérateur de se déplacer dans une maquette numérique qui représente l'usine en 3D, et d'interagir avec les équipements. Nous venons par ailleurs de prendre une partie du capital de Braincube, experts de l'intelligence artificielle dans l'industrie. Nous avons « pluggé » leurs modèles mathématiques sur nos solutions MindSphere [système d'exploitation IoT basé sur le cloud] et SolidEdge [logiciels de conception, simulation, fabrication et gestion de données].

Cette solution aide l'industriel à prendre les meilleures décisions pour optimiser son taux de disponibilité machine. Dans certains cas, nous devons d'abord passer par l'étape du retrofit [le remplacement des composants anciens ou obsolètes par des composants plus récents, sans en modifier la fonction]. Sur des lignes de production non numérisées, on peut aller jusqu'à 30 à 40 % d'optimisation, soit un gain de productivité important en moins de trois mois. Grâce à la French Fab, qui renforcer la promotion de l'industrie française à l'étranger, à l'AIF et aux médias, nous assistons à une dynamique positive du côté des industriels français, et une volonté réelle d'aller vers les solutions 4.0. Pour gagner en productivité, en compétitivité et améliorer la place de l'homme dans l'usine. C'est quelque chose qui n'existait pas il y a un an. Des industriels viennent nous rencontrer avec des projets concrets. Nous pensons que nous allons assister à une accélération vers le 4.0 dans les mois à venir.

Propos recueillis pas Patrick Cappelli.

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