L'Europe du rail court après la modernisation de son réseau : 1.500 milliards d'euros sont nécessaires !

Champion autoproclamé de la transition écologique dans les transports, le ferroviaire affiche de fortes ambitions pour le développement de sa part modale face au routier, à l'aérien et au maritime. Pourtant, le secteur se confronte aux limites de son infrastructure, souvent vieillissante, qui nécessite de gigantesques moyens financiers pour être maintenue en état, et encore davantage pour être modernisée. Malgré l'appui de l'Europe, il peine à trouver les moyens de soutenir l'innovation, nécessaire pour réaliser ses ambitions. Décryptage.
Léo Barnier
Le ferroviaire européenne cherche les moyens de moderniser son réseau.
Le ferroviaire européenne cherche les moyens de moderniser son réseau. (Crédits : FABIAN BIMMER)

Les objectifs du rail européen sont ambitieux : décupler la part modale du ferroviaire d'ici à 2030, tant côté passagers - avec un appel lancé par 24 dirigeants du secteur pour un nouveau pacte ferroviaire européen, dont le PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou - que côté fret avec la coalition Rail Freight Forward, et ainsi contribuer activement à la stratégie de décarbonation de l'Union européenne posée par le plan "Fit for 55". Une ambition qui se confronte pour l'instant avec une réalité compliquée : un important besoin de modernisation du réseau et des difficultés de financement. Celle-ci a largement été rappelé à l'occasion du sommet européen du rail, qui s'est tenu le 21 février à Saint-Denis dans le cadre de la présidence française de l'UE. Sommet au cours duquel a été également clôturée l'année européenne du rail.

Jean-Pierre Farandou a profité de cet évènement pour exposer ses certitudes : "Première conviction, l'Europe est bien le territoire pertinent quand on veut parler de ferroviaire, pour les voyageurs comme pour les marchandises. [...] Deuxième conviction, l'Europe a besoin du train parce que le ferroviaire peut apporter beaucoup à la lutte contre le réchauffement climatique. [...] Troisième conviction, l'innovation est, avec le financement, la mère de toutes les batailles." Et ce sont bien les questions de l'innovation et du financement qui ont animé les débats, qui ont d'ailleurs été marqués par le lancement d'Europe's Rail, nouvelle entreprise commune qui remplace Shift2Rail pour fédérer la R&D dans le secteur dans le cadre du programme de financement Horizon Europe.

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Un réseau à moderniser

Les échanges ont largement illustré la nécessité de porter en grande partie l'effort d'innovation sur la modernisation du réseau, parfois vétuste. C'est particulièrement le cas en France. Carole Desnost, directrice Technologies, innovation et projets du groupe SNCF, place ainsi la "modernisation du réseau et l'ancrage de notre infrastructure dans le 21e siècle" en tête de liste des priorités. Cela passe en particulier par la mise en place de nouveaux systèmes de signalisation, à commencer par le Système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS), le regroupement de la gestion des 2.200 aiguillages dans 16 postes de commande centralisée du réseau (CCR) digitalisés, la numérisation du système de gestion de transport.

Laurent Bouyer, président de Siemens France, signale aussi la possibilité d'aller plus loin avec la signalisation dans le cloud. Cette solution est actuellement en cours de développement en Norvège afin de centraliser la gestion de la signalisation de l'ensemble du réseau, soit plus de 4.000 km de voies, dans un seul poste. Elle s'appuie sur un système européen de contrôle des trains (ETCS) de niveau 2 (système de signalisation intégrant de la liaison de données par radio) combiné avec un système d'enclenchement numérique.

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Développer le transfrontalier

Le manque de compatibilité des réseaux entre les différents pays est ainsi apparu comme un frein important à l'introduction de la concurrence et donc à l'induction de trafic - comme l'a dénoncé l'Autorité de régulation des transports (ART) française la semaine passée - mais aussi au développement des services longue distance au vu de la difficulté de mettre en place des liaisons transfrontalières, qui nécessitent des équipements spécifiques sur les trains et souvent un changement de conducteurs à la frontière.

Sur ce point, une modification du programme de Réseau transeuropéen de transport (RTE-T) est actuellement en cours de négociations, à l'initiative de la Commission européenne dans le cadre du "Fit for 55". Celui-ci doit permettre l'interconnexion des neufs principaux axes continentaux avec la mise en place d'un réseau central d'ici 2030, puis étendu d'ici 2050.

Un des gros axes d'amélioration en la matière est la mise en place de l'ERTMS pour remplacer la vingtaine de systèmes actuellement en service et améliorer l'interopérabilité. Celui-ci doit aussi permettre une augmentation de capacité sur les axes les plus denses, comme le Paris-Lyon où il doit être mis en place en 2025 et permettre le passage de trois trains supplémentaires par heure.

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Un secteur en manque d'attractivité

Le besoin d'innovation a été aussi évoqué sous l'angle de l'attractivité qui fait aujourd'hui défaut au ferroviaire auprès des jeunes générations. Pour Sacha Honnert, directeur général de l'opérateur allemand Rhenus Rail, spécialisé dans le fret, il est ainsi de plus en plus dur de recruter outre-Rhin au point de devoir refuser des contrats. Et la situation semble identique dans d'autres pays européens.

Dans un français parfait, le dirigeant pointe notamment la situation "moyenâgeuse" des agents au sol contraints d'évoluer avec 20 kilos d'équipement par tous les temps pour le couplage des wagons de fret. Un problème qui pourrait être résolu en accélérant le déploiement de l'attelage automatique numérique (DAC). De quoi rendre le ferroviaire un peu plus "sexy" comme Sacha Honnert l'appelle de ses vœux.

Jean-Pierre Farandou se veut en tout cas optimiste sur la capacité du secteur à innover et prédit un basculement à venir prochainement : " Nous avons les solutions dans le ferroviaire, il faut juste les déployer. Ce qui revient au financement. Et puis, nous avons des solutions quasi prêtes. Je pense à la motorisation hybride, à la motorisation hydrogène ou au digital dans l'exploitation. C'est quasiment prêt et avec un dernier coup de rein sur l'innovation que l'on va faire à travers Europe's rail en particulier, nous allons trouver toutes ces solutions innovantes qui nous permettront d'avoir cette ambition de modernité pour le ferroviaire."

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1.500 milliards d'euros  à trouver

Comme le souligne le PDG de la SNCF, innover nécessite de pouvoir investir. Et sur ce point, Luc Lallemand, PDG de SNCF Réseau, n'a pas hésité à grossir le trait. "Nous sommes dans un business de pauvres" a-t-il ainsi déclaré, arguant que peu de sociétés ferroviaires s'avèrent véritablement rentables en Europe. Il estime donc qu'il faut "proposer aux Etats des solutions qui permettent à la fois de minimiser les coûts d'investissement, mais aussi de maximiser les trafics sans se tromper de cible".

Le patron de l'infrastructure ferroviaire française a aussi tenté de donner un aperçu de la nécessité "d'investissements tout à fait massifs dans les infrastructures ferroviaires et la modernisation". En s'appuyant sur l'étude d'impact de la Commission européenne sur l'actualisation du RTE-T, parue en décembre dernier, il cite le chiffre de 1.500 milliards d'euros nécessaires pour les réseaux transeuropéens, soit 123.000 km sur les 220.000 km que compte le Vieux Continent.

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L'Europe met 80 milliards sur la table

De l'autre côté du spectre, Adina-Ioana Vălean, commissaire européen aux transports, a vanté un budget sans précédent pour les transports la période 2021-2027, avec un total de 80 milliards d'euros de subventions disponibles à travers divers instruments : l'entreprise commune Europe's Rail, avec une contribution de 600 millions d'euros venue d'Horizon Europe, les fonds européen de développement régional (Feder) et de cohésion (FC), la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR, émanant du plan de relance européen) et le Mécanisme d'interconnexion Européen (MIE). Ces subventions sont principalement fléchées vers le RTE-T.

Herald Ruijters, directeur des investissements, des transports innovants et durables, à la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne (DG MOVE), y ajoute les garanties et les facilités d'emprunt à hauteur de plusieurs milliards d'euros supplémentaires pour financer des projets hors RTE-T, comme ce fut le cas pour la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux et comme cela pourrait être le cas sur le Bordeaux-Toulouse.

La commissaire Vălean a pourtant reconnu que le réseau européen souffrait encore d'investissements insuffisants en dépit de ses qualités. Des limites également soulignées par Herald Ruijters, qui met ce chiffre à première vue imposant de 80 milliards d'euros avec le plan d'investissement de 86 milliards sur 10 ans lancé par la Deutsche Bahn (DB) pour maintenir son réseau d'ici 2030. Il rappelle également que cette somme est à répartir entre les 27 Etats membres sur 7 ans.

Herald Ruijters se veut néanmoins optimiste : "si nous le mettons en place de façon très consciente et de façon très ciblée, notamment en focalisant sur le transfrontalier, sur l'interopérabilité et l'intermodalité, ce programme peut faire une différence, surtout que nous cofinançons les projets à hauteur de 50 %." Il rappelle également que près de la moitié de l'enveloppe de la première itération du MIE (2014-2020) n'a pas été consommé dans les temps : près de 15 milliards d'euros restent ainsi à engager jusqu'en 2024 sur 33,2 milliards (dont les trois-quarts destinés aux transports).

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Un financement fragmenté

Grand connaisseur des questions de transport à Bruxelles, le député européen Dominique Riquet (groupe Renew), membre de la commission des transports, pointe tour à tour les problèmes de fragmentation et de synchronisation avant d'évoquer la question du volume. Sur la fragmentation, il pose ainsi la question de savoir qui paye et qui reçoit avec une multitude d'acteurs. Sur le paiement, l'élu mentionne d'abord l'Europe, dont les financements sont complexes et dispersés entre différentes strates de l'administration bruxelloise, puis les Etats membres, les collectivités territoriales, et éventuellement les opérateurs de réseau ou de transport. Sur la réception, les financements sont ensuite à répartir entre infrastructures et exploitation.

Dominique Riquet note que cette fragmentation se retrouve aussi dans le processus décisionnel, avec des Etats membres qui ne sont pas toujours les principaux payeurs mais toujours décideurs sur le lancement de projets. Cela le ramène donc au problème de synchronisation entre les différents niveaux impliqués depuis l'échelon européen jusqu'à l'échelon régional ou opérationnel. Il estime ainsi que cette nécessité de coordination entre tant de différents niveaux tend à complexifier et ralentir les phases opérationnelles, quelle que soit la taille des projets. A cela, le député européen ajoute enfin une lourdeur administrative imposant des délais de 8 à 10 ans pour tout projet d'infrastructures, avec des coûts d'études très importants et un prix qui s'accroît sensiblement tout au long de la période.

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Appel à la cohérence

Face au décalage entre besoins et moyens, Luc Lallemand a, pour sa part, appelé à "programmer les investissements dans le bon ordre et prioriser les projets quitte à renoncer ". Et au premier rang, il met la rénovation du réseau : "Quel serait le sens de déployer l'ERTMS ou une CCR sur un réseau qui est complètement à bout de souffle et sur lequel nous sommes pas sûrs que nous pourrons encore tout faire demain ?"

Un constat visiblement partagé par Jean-Pierre Farandou. "Ambitions, moyens, objectifs, politiques... il faut de la cohérence" a ainsi plaidé le PDG de la SNCF en conclusion du sommet. "Tout part du réseau et tout part de la volonté politique forte de disposer d'un réseau qui est l'armature, la nature profonde du système (ferroviaire)" a-t-il ajouté.

Léo Barnier

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Commentaires 3
à écrit le 24/02/2022 à 9:20
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Mais non mais c'est bon grâce à la privatisation du rail les compagnies privées vont investir en masse dans les infrastructures qui leur permettront de faire du blé. Non c'est pas comme ça que ça va se passer ? :-)

le 24/02/2022 à 14:47
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Le lobby ferroviaire avec la SNCF en tête a encore frappé. Toujours prompt a réclamer des milliards mais jamais prêt à faire des efforts pour faire fonctionner correctement au quotidien le bazar pour les "usagers" et réduire ses coûts. Petit rappel...

le 24/02/2022 à 20:32
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Si des compagnies privées s'installent toutes les compagnies doivent payer en proportion de leurs revenus sur toutes les lignes. Pourquoi l'argent public viendrait encore une fois servir seulement le privé ? Mais bon en effet ça se passera comme vous...

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