Le numérique réinvente la consommation culturelle

Musées en ligne, création artistique digitale, e-commerce de l'art... la multiplication des expériences numériques dans le monde de la culture recoupe des réalités fort diverses. Et la nébuleuse des initiatives rend la lecture de ce secteur naissant éminemment complexe. Comment repenser l'offre culturelle à l'heure de sa dématérialisation ? Comment répondre aux nouveaux besoins d'un « consommateur » d'art ultra-connecté ?
L'artiste Antonin Fourneau exécutant un light painting éphémère.

La culture et le numérique peuvent-ils faire bon ménage ? Après la musique, le livre, le cinéma, c'est au tour des musées et du monde de l'art d'être « pénétrés » par la révolution digitale avec, à la clé, d'importants bouleversements, jusqu'au fonctionnement du marché de l'art. On s'en préoccupe au plus haut niveau de l'État : dans la foulée de l'Automne numérique 2013, la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, vient de lancer Silicon Valois, « clin d'oeil à l'esprit pionnier de la Silicon Valley, en Californie ». La manifestation s'est déroulée au ministère de la Culture et de la Communication, rue de Valois, du 15 au 28 mai dernier.

Ce printemps de la création affiche l'ambition de déployer « une véritable politique culturelle numérique » en France et à l'échelle européenne.

Vaste programme. Venant de tous les horizons, des développeurs, entrepreneurs, artistes ont été invités pour travailler dans un esprit de coworking sur des projets innovants. Car l'enjeu est de taille : l'économie culturelle numérique apparaît de plus en plus comme un vivier d'emplois et de créations d'entreprises ; et les pratiques de consommation culturelle évoluent rapidement, liées, entre autres, à un usage généralisé d'Internet et à l'explosion des ventes des objets connectés.

En 2013, 59% des particuliers en France ont acheté des biens ou services en ligne, contre 47% dans l'Union européenne. Habitués aux services offerts dans leurs achats numériques, les consommateurs aspirent à des prestations comparables pour leurs expériences culturelles, selon une enquête consommateurs internationale menée par Kurt Salmon, pour le Forum d'Avignon entre avril et mai 2014.

De la visite virtuelle aux guides interactifs

Dans le même temps, les community managers des musées nationaux se sont réunis pour réfléchir aux moyens de mieux valoriser la richesse des collections et d'attiser la curiosité des visiteurs. Si ces derniers semblent s'accommoder de certains petits désagréments qu'ils considèrent comme faisant partie de l'expérience muséale, d'autres sont un véritable frein aux visites : attendre en faisant la queue (pour 50% des personnes interrogées), suivre un parcours préétabli (35%), acheter les billets sur place (29%) et les contraintes horaires des visites (25%), d'après les résultats de l'enquête Kurt Salmon.

Autant d'obstacles qui peuvent être contournés par les usages numériques, de la visite virtuelle aux guides interactifs. Les musées ont vite compris l'intérêt de l'arsenal digital et des réseaux à des fins de recherche puis de médiation culturelle. Le ministère de la Culture lui-même pilote de nombreux projets multimédias et des applications innovantes, comme la géolocalisation des organismes culturels, l'Atlas des patrimoines ou le portail Histoire des arts, HdA-Lab. Les groupes technologiques français ne sont pas en reste : Thales et Dassault Systèmes investissent dans la culture numérique, tandis qu'Orange a signé un contrat avec le musée Soulages de Rodez, inauguré le 30 mai 2014, et reconduit son soutien au « musée numérique » d'Agen.

Concernant les collections, les grands établissements, confrontés aux questions du téléchargement des oeuvres - légal comme illégal - et de l'open data, prennent de plus en plus l'option du gratuit pour une meilleure accessibilité. Après le Rijksmuseum d'Amsterdam, la National Gallery de Washington et le Getty Research Institute de Los Angeles, c'est au tour du Metropolitan Museum of Art de New York de mettre en ligne 400.000 images haute définition de ses chefs-d'oeuvre.

De plus, une grande partie d'entre eux étant tombée dans le domaine public, aucune demande d'autorisation n'est nécessaire. L'internaute peut ainsi les exploiter à sa guise. Pour sa part, la Smithsonian Institution a lancé une visionneuse en ligne, qui permet au public de manipuler les objets en 3D. En tout, 14 millions d'oeuvres présentes dans ses collections ont été choisies pour être numérisées et pourront être imprimées en volume à domicile. Une véritable révolution. Même Google s'y est mis.

Depuis 2011, le Google Art Project - complété par son nouvel outil Google Open Gallery -, permet de visiter virtuellement 300 musées ou lieux du monde entier grâce à la technologie Street View et la numérisation en 3D de dizaines de milliers d'oeuvres, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes de copyright.

Les musées et les monuments historiques repensent l'expérience visiteur du tout au tout. L'heure est aux visites virtuelles 3D, aux guides interactifs, aux hologrammes et au transmédia, obligeant les bons vieux audioguides à se moderniser. À cet égard, le Museum of Modern Art (MoMA) a lancé MoMA Audio+, une plate-forme mobile de distribution des contenus de médiation nouvelle génération. Fini les 2.000 audioguides traditionnels, les visiteurs surfent sur des smartphones ou des tablettes.

musée

Expériences immersives à visées pédagogiques

Nous pensons que l'évolution des nouvelles technologies, écrans d'une part et software d'autre part, modifie en profondeur le rapport des gens à la culture et aux lieux de culture comme les musées, les événements artistiques ou encore les foires. Le lien traditionnel entre ces lieux de culture et les visiteurs [...] est complètement remis en question,
explique Benjamin Lanot, cofondateur de Sisso, société qui crée des visites interactives à 360° pour le château de Versailles, le Louvre Abu Dhabi ou encore la Fiac.

Il affirme : « Le visiteur de musées recherche de plus en plus d'interaction et est de plus en plus exigeant. »

En effet, selon l'enquête Kurt Salmon, 68% des personnes interrogées déclarent apprécier pouvoir donner un avis à l'issue d'une visite, et 65% déclarent apprécier de pouvoir partager leur expérience avec leur communauté ou leurs amis via les réseaux sociaux.

S'appuyant justement sur l'interaction visiteur et l'expérience immersive, le Centre Pompidou a lancé « Éduque le Troll », en 2012, son premier Alternate Reality Game (ARG). Ces jeux en réalité alternée aux fonctions pédagogiques et ludiques sont fort prisés des musées. Il en est de même pour les serious games, jeux intelligents interactifs développés par les châteaux de Versailles et de Fontainebleau. Le transmédia a également la faveur des lieux patrimoniaux.

En 2013, Le Défi des bâtisseurs - un Web-docufiction en 3D sur la construction de la cathédrale de Strasbourg diffusé sur Arte - combine enquêtes, reconstitutions historiques, entretiens et images de synthèse. Il raconte l'histoire des maîtres d'oeuvre qui ont participé à la construction de la cathédrale en plongeant les spectateurs dans une expérience immersive sur tous les écrans, via une appli mobile. L'intérêt des visites virtuelles en 3D prend également tout son sens lorsqu'il s'agit de la préservation de sites fragiles ou inaccessibles au grand public, comme la grotte de Lascaux, pour laquelle le ministère de la Culture a produit un site Web très complet en 2010, agrémenté d'un module chronologique interactif et d'une riche documentation sur l'art pariétal.

Un enjeu pour les collectivités locales

Dix ans après avoir été initiée par Bertrand Delanoë, et un chantier qui a coûté 85 millions d'euros, la nouvelle Gaîté Lyrique a rouvert ses portes en mars 2011. Ce lieumédia en plein coeur de Paris explore les cultures numériques sous toutes leurs formes, mais intègre également résidences d'artistes et pépinière d'entreprises innovantes, intervenant dans les cultures digitales.

L'incubateur Creatis y accueille, par exemple, Art2M, une société qui crée des installations et des événements liés à l'art et aux nouvelles technologies avec un réseau international d'artistes, de designers et d'ingénieurs. Elle produit des oeuvres originales et sur mesure, notamment le Water Light Graffiti, de l'artiste Antonin Fourneau. L'idée ? Générer du light painting éphémère d'un nouveau genre grâce à un matériau réactif composé de plusieurs milliers de LED qui s'illuminent au contact de l'eau.

Les initiatives se multiplient également en région. Les pôles d'excellence numérique - qui s'implantent sur l'ensemble du territoire, y compris dans des zones périurbaines - intègrent de plus en plus de résidences de création dédiées au spectacle vivant, à la vidéo ou aux arts numériques, tel le futur pôle du Gard rhodanien prévu à l'horizon 2016. Les collectivités territoriales favorisent aussi l'émergence des nouvelles pratiques muséales.

Erasme, le living lab (laboratoire d'innovation ouverte) du département du Rhône, met les technologies au service de la transmission du savoir, de la culture ou de l'action sociale en faisant appel à des méthodes de codesign et de détournements de la culture numérique. Son Museolab, un espace de maquettage et d'expérimentation autour du numérique et de la muséographie, a pour objectif de tester de nouveaux concepts qui pourront ensuite être mis en oeuvre dans le futur musée des Confluences.

Des communautés de "muséogeek"

Depuis 2010, les communautés de « museogeeks » s'organisent, les wikis spécialisés comme Muzeonum se développent et les Museomix se structurent. Ces derniers - des événements réunissant amateurs de musées et de dispositifs technologiques - invitent ces geeks culturels d'un nouveau genre à réfléchir à l'avenir des musées, à faire émerger des idées innovantes sous forme d'un living lab et à créer des prototypes muséographiques. En novembre 2014, le musée de l'Histoire de l'immigration accueillera la nouvelle édition de Museomix, simultanément avec les musées d'art de Montréal, de Genève ou encore le musée de l'Arles antique.

Autre expérience collaborative fondée sur le libre-échange communautaire : l'Atlasmuseum, un processus d'inventaire fondé sur la contribution des professionnels, mais aussi du public, qui répertorie les oeuvres d'art publiques, les géolocalise et les documente au sein d'un atlas wiki, mettant à disposition un vaste outil d'inventaire et de documentation de l'art public.

Les festivals dédiés explosent, les artistes développent leur notoriété sur les réseaux et exploitent les outils digitaux pour créer des oeuvres dématérialisées. Le 19 mai dernier, Banksy a été sacré personnalité de l'année sur Internet, lors de la cérémonie des Webby Awards 2014, cette compétition qui récompense les projets numériques les plus innovants du monde entier. Pour son exposition virtuelle « Better Out Than In » (« Mieux dehors que dedans »), l'artiste britannique postait chaque jour une nouvelle oeuvre de rue via son site et son compte Instagram. Ce même prix a d'ailleurs consacré Artsy, premier site Internet consacré à l'art, une immense collection d'art contemporain en ligne constituée de plus de 140.000 oeuvres en provenance de galeries et musées partenaires.

Un marché de l'art dématérialisé

À noter : deux projets français ont été récompensés. Graffiti General, qui a reçu le prix de meilleur usage de la photographie pour un site Web, en offrant une seconde vie, grâce à une visite virtuelle, à la cathédrale du graff des magasins généraux de Pantin désormais transformés en bureaux ; et la page Facebook du poilu Léon Vivien, initiée par le musée de Meaux dans le cadre des commémorations de la Grande Guerre, qui permet de suivre le quotidien de ce soldat imaginaire, récompensé dans la catégorie réseaux sociaux et meilleures écritures.

Quoi qu'il en soit, la croissance de l'économie numérique de la culture et la multiplication des initiatives des musées dopent la création de start-up en tout genre, qui ciblent les établissements culturels, les galeries ou le marché de l'art. Parfois à la croisée de tous ces univers, « Vastari va lancer The Travelling Exhibition Network (TEN) début 2015 », confie Angela Roldan, l'une des fondatrices de cette start-up londonienne qui met en relation directe collectionneurs et musées.

L'intérêt ? « À travers ce dispositif, les musées pourront acheter ou louer des expositions et être mis en relation avec des institutions partenaires et des collectionneurs privés pour monter leurs projets en cours. Finalement, nous opérons au travers de disciplines et de frontières géographiques élargies », s'enthousiasme-t-elle.

Car les technologies numériques sont également en passe d'abolir les frontières physiques et bousculent par là même l'idée d'une géographie du marché de l'art. Les possibilités d'Internet favorisent l'émergence d'initiatives et de nouveaux concepts, même si, finalement, ils ne révolutionnent pas vraiment la structure du marché et l'organisation profondes des transactions. Ce sont surtout des outils informationnels ou des outils facilitant les ventes qui foisonnent. Au final, les services déployés reflètent surtout l'apparition des nouveaux comportements de néocollectionneurs. La dématérialisation du marché de l'art va bouleverser certaines pratiques...

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