"Gagner la guerre avant la guerre". C'est le mantra du nouveau chef d'état-major des armées. Au-delà de la formule qui frappe les esprits, le général Thierry Burkhard a naturellement en tête les opérations hybrides menées par des adversaires de la France (États, organisations terroristes, mercenariat, individus...), qui ne franchissent pas pour autant la ligne jaune du conflit armé. Cette guerre hybride se joue entre autres tous les jours sur internet en général, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, où apparaissent de nouvelles formes de conflictualité et de confrontation. C'est la fameuse guerre informationnelle.
"La frontière entre compétition et confrontation, qui permettait de distinguer le temps de paix (...) crise (...) guerre, est aujourd'hui profondément diluée. Elle laisse place à de multiples zones grises où, sous couvert d'asymétrie ou d'hybridité, se déploient des actions d'influence, de nuisance voire d'intimidation, qui pourraient dégénérer", avait expliqué en février 2020, le président de la République Emmanuel Macron.
"Lorsqu'elle est utilisée à bon escient, l'arme de l'information permet de gagner sans combattre", a confirmé mercredi la ministre des Armées Florence Parly, qui a présenté l'action des armées dans le domaine de la lutte informatique d'influence (L2I). Une lutte destinée essentiellement aux théâtres d'opération extérieurs (OPEX) sur lesquels les armées françaises sont présentes, notamment au Sahel et au Levant. La L2I menée par les armées vient en complément du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum,), qui est une agence nationale de lutte contre les manipulations de l'information placée auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
"En 2014, environ 46.000 comptes liés à Daech étaient recensés. En liaison avec nos principaux alliés, nos armées se sont employées à veiller les réseaux et à saisir toute occasion de contrer l'action numérique terroriste, en exploitant les renseignements recueillis et en dénonçant les comptes liés à cette propagande, a expliqué mercredi la ministre des Armées dans son discours. La propagande de Daech a été nettement affaiblie par la combinaison de nos actions, ainsi que de celles de nos alliés, mais je voudrais aussi mentionner les efforts qui ont été faits pour que les opérateurs de réseaux sociaux prennent conscience de leurs responsabilités et, eux aussi, les assument".
Une asymétrie assumée
Contrairement à beaucoup d'autres pays, qui participent discrètement à cette guerre, la France a décidé d'annoncer publiquement se doter d'une doctrine militaire de lutte informatique d'influence pour cadrer sur le plan juridique les opérations de l'armée française dans ce type de conflit. "Pour chaque opération, des règles opérationnelles d'engagement (ROE) sont élaborées afin de définir les circonstances et les conditions dans lesquelles les opérations de L2I peuvent être mises en œuvre, compte tenu des
contraintes et des finalités politiques, opérationnelles et juridiques auxquelles elles doivent répondre", précise le ministère.
"Il y a des choses que nous ne ferons pas. Nous en tant que démocratie, nous avons des limites et nous appliquerons des normes éthiques", a assuré le ministère des Armées. Clairement la France assume d'emblée l'asymétrie de la guerre informationnelle. Pas question notamment pour le ministère de transgresser en temps de paix la Charte des Nations unies et le principe de non-ingérence. "Il n'est pas envisageable par exemple d'influencer des processus électoraux étrangers", explique le ministère. Le ministère ne fera pas non plus "de la manipulation d'informations", en utilisant par exemple les médias, et ne diffusera pas "de fausses informations de façon intentionnelle".
Des recrutements de haut niveau
Cette décision de mettre en place une doctrine de lutte informatique d'influence est le fruit d'une longue réflexion du ministère des Armées, qui a abouti lors de l'actualisation de la revue stratégique. Les armées françaises "opèreront dans un environnement numérique et informationnel présentant de plus en plus de risques et d'opportunités, dans lequel il faudra être capable de mettre en œuvre des postures défensives comme offensives", avait assuré le ministère des Armées dans ce document stratégique. Cette lutte de l'ombre permanente doit servir à contrer, voire à riposter face aux attaques sur les réseaux sociaux, qui peuvent être dévastatrices pour la légitimité de la France dans un pays où ses armées interviennent. Cette guerre au royaume de l'instantanéité exige des contrattaques extrêmement rapides pour ne pas se faire déborder par un tweet ou un post colportant une "fake news" qui devient viral.
"Quand les réseaux sociaux amplifient les théories du complot et participent à répandre l'idée - absurde autant que mensongère - que le vaccin consiste à implanter des puces 5G pour surveiller la population, alors le constat est sans appel : oui, la désinformation tue", a rappelé Florence Parly.
La lutte informatique d'influence défensive et offensive, que ne découvre pas non plus le ministère avec la mise en place de cette doctrine, s'appuiera sur les capacités cyberdéfense des armées, et notamment la nouvelle armée de cybersoldats. L'armée française tente de recruter pour la L2I des compétences très variées et de haut niveau : spécialistes de l'environnement informationnel et cognitif, dont des spécialistes du marketing numérique, linguistes, infographistes, psychologues, sociologues, qui viennent s'ajouter aux combattants des armées.
En outre, "la maîtrise du champ informationnel numérique requiert le maintien de connaissances au meilleur état de l'art dans les domaines techniques", a souligné le ministère. La capacité à veiller des réseaux, à détecter des contenus et à analyser un environnement est liée à des outils spécifiques en constante évolution, utilisant les technologies de traitement des informations en masse (big data) et d'intelligence artificielle. Enfin, contrer une attaque informationnelle nécessite à la fois de pouvoir la
détecter, la caractériser et, pour la contrer, de coordonner si nécessaire les actions
militaire, diplomatique et intérieure, avec l'apport des entreprises spécialisées dans le
numérique. Les armées s'appuieront notamment sur l'outil "essentiel" du ministère de l'Intérieur Pharos (Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements). L'équipe de Pharos communique avec les grandes plateformes comme Facebook ou Twitter, à qui elle demande régulièrement la suppression de contenus ou de comptes.
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