Crainte d'une multiplication des famines et des émeutes, appels à augmenter la production agricole européenne, mises en garde contre les effets pervers des restrictions aux exportations... la guerre en Ukraine, et avant elle la crise sanitaire et économique liée à l'épidémie de Covid-19, ont profondément perturbé les équilibres alimentaires mondiaux, en alarmant l'ensemble des acteurs de la chaîne agroalimentaire. En juin, la valeur de l'indice des prix alimentaires internationaux élaboré par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (Food and Agricultural Organisation, FAO), basé sur les produits les plus échangés, restait de 23% supérieure à celle de l'année dernière -malgré trois mois consécutifs de baisse. Denrée cruciale dans l'alimentation mondiale, le blé affichait une hausse de ses prix de 48,5% par rapport à un an plus tôt.
Les pays dépendant des importations ou de l'aide alimentaire, mais aussi les plus endettés et ceux confrontés à d'importantes crises climatiques ou économiques, risquent de ne pas pouvoir faire face à cette flambée des prix, avec des effets dramatiques sur l'alimentation de leur population. Même dans des pays comme la France où aucune véritable pénurie ne se profile à l'horizon, ses conséquences sur les plus précaires inquiètent, au point que le gouvernement français vient d'annoncer le versement d'un chèque alimentaire à 9 millions de foyers.
Un système dominant fondé sur la maximisation des échanges
A l'origine de ces chamboulements, une pluralité de facteurs, agissant sur les prix : les entraves aux exportations alimentaires de l'Ukraine et de la Russie, qui, à elles deux, fournissent 12% de l'ensemble des calories échangées au niveau international (céréales et oléagineux surtout); les craintes sur les prochaines récoltes agricoles, en raison de la guerre mais aussi des phénomènes climatiques; l'augmentation des prix de l'énergie et des engrais, qui accroît les coûts de la production alimentaire; les anticipations, voire les spéculations, des marchés. Combinés, tous ces facteurs sont venus enrayer un système agricole et alimentaire pourtant bien huilé, du moins en apparence, et dominant pendant des décennies. Visant à maximiser la production et les échanges, il a contribué, depuis 1970 et jusqu'en 2014, à une baisse progressive du nombre de personnes sous-alimentées dans le monde.
Fondé sur la mécanisation, une utilisation intensive des capitaux et des intrants (pesticides, engrais etc.), et sur des marchés internationaux libéralisés et fonctionnant à flux tendus, ce système agricole et alimentaire a toutefois conduit à une très forte spécialisation des productions par pays, à tel point que, parfois, la majorité des terres étaient réservées aux exportations et ne pouvaient, par conséquent, pas constituer le socle de l'alimentation locale.
Ainsi, si la Russie et l'Ukraine figurent parmi les principaux « greniers du monde », la quasi-totalité de l'huile de palme consommée sur la planète vient de l'Indonésie, de la Malaisie et de la Thaïlande, alors que la grande majorité de la production mondiale de cacao est concentrée en Afrique de l'Ouest (Côte d'Ivoire et Ghana). Un élément de fragilité face au risque de conflit, d'instabilité économique et de perturbations climatiques; le nombre de producteurs de certaines denrées étant limité, et la diversification des cultures locales réduite.
« Toute crise représente un clou potentiel dans la machine », analyse Jeanne-Maureen Jorand, responsable du plaidoyer en matière de souveraineté alimentaire et de justice climatique pour l'ONG CCFD-Terre Solidaire, qui souligne que « maintenant plusieurs crises se combinent. »
Au cours des quinze dernières années, l'intensification de ces dangers a d'ailleurs produit une multiplication des crises alimentaires, trois crises graves s'étant déjà produites depuis depuis 2008. Et depuis 2019, après cinq ans de stagnation, la faim dans le monde a recommencé à croître, déplore un rapport de la FAO publié le 6 juillet (« L'état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde », dit rapport SOFI 2022). En 2021, entre 702 et 828 millions de personnes ont souffert de la faim, soit 9,8% de la population mondiale.
Une régionalisation voire une fragmentation croissantes
L'accélération de ces crises va-t-elle donc transformer le système agricole et alimentaire, et notamment remettre en cause ses liens étroits avec les marchés internationaux ? Les flux qui sous-tendent aujourd'hui les principaux échanges vont-ils être modifiés par ces aléas climatiques, ces conflits géopolitiques et ces chocs économiques de plus en plus fréquents ? Dans le secteur agroalimentaire, est-on face à une démondialisation ? C'est ce que constate la FAO dans un rapport publié le 28 juin, consacré à « L'état des marchés des produits agricoles » (dit rapport SOCO 2022). Après une période d'expansion des marchés agricoles et alimentaires mondiaux insufflée par la création en 1994 de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la réduction des barrières commerciales, à partir de 2008 ce processus a ralenti, relève l'organisation internationale. Sa décélération s'accompagne d'une régionalisation des échanges alimentaires et agricoles : les pays tendent de plus en plus à commercer davantage au sein d'une région qu'avec des pays extérieurs, note SOCO 2022.
Mais les pôles commerciaux qui se forment peuvent aussi s'étendre pour inclure des pays d'autres régions voire d'autres continents, ces clusters étant façonnés non seulement par la proximité géographique, qui réduit les coûts des transports et la logistique, mais aussi par la proximité culturelle et socio-économique de leurs populations, qui influence leurs habitudes de consommation, sans oublier le poids des intérêts commerciaux. Ces regroupements sont aussi souvent soutenus par la conclusion d'accords plus faciles à négocier que les traités multilatéraux, dont l'avancée à l'intérieur de l'OMC a d'ailleurs été freinée ces dernières années par la difficulté à trouver un consensus, notamment face à la nécessité d'étendre leurs contenus à une harmonisation des politiques et des législations nationales.
« En limitant le nombre de pays concernés et en se concentrant sur leurs intérêts stratégiques, les accords de commerce régionaux peuvent être plus ciblés et peuvent être conclus plus facilement que les négociations multilatérales », explique la FAO, en soulignant que le nombre d'accords de ce type en vigueur « (...) est passé de moins de 25 en 1990 à plus de 350 en 2022 ».
Un risque d'exclusion pour certains pays
La FAO estime d'ailleurs que cette tendance risque encore de s'accentuer:
« La guerre en Ukraine a non seulement entraîné une grave crise humanitaire et une augmentation imminente de l'insécurité alimentaire mondiale, mais aussi la rupture potentielle de la coopération commerciale mondiale », écrit l'organisation internationale.
Quelques annonces récentes vont d'ailleurs dans le sens d'une ultérieure fragmentation des marchés et d'une réorientation des flux. C'est le cas de l'engagement pris en juin par le président russe Vladimir Poutine de garantir au Brésil « un approvisionnement ininterrompu » d'engrais, essentiel pour l' industrie agroalimentaire brésilienne. C'est aussi le cas de l'accord d'État à État récemment conclu entre l'Egypte et l'Inde, pour échanger du blé indien contre des engrais égyptiens.
Sans compter que la nécessité, face à l'urgence écologique, d'élever les standards environnementaux de la production agricole, qui se fait sentir dans de nombreux pays, risque elle aussi d'avoir, en excluant plusieurs pays exportateurs, un impact sur les échanges, reconnaît George Rapsomanikis, économiste à la FAO et coauteur de SOCO 2022:
« Plus les normes sont élevées, moins il y a de commerce », résume-t-il.
Or, selon l'analyse de l'organisation internationale, alors que la mondialisation avait permis la création d'un marché agricole et alimentaire planétaire moins concentré et plus équilibré, avec des grands acteurs plus nombreux et plus d'échanges entre pays à hauts et moyens voire bas revenus, en profitant à leur croissance économique comme à leur résilience, sa décélération représente un danger en termes de développement économique et de sécurité alimentaire. La FAO souligne notamment que les pays à plus faibles revenus, avec « une capacité limitée à négocier et à mettre en œuvre des dispositions commerciales complexes », pourraient être exclus des processus d'intégration commerciale régionaux, malgré une augmentation de la demande alimentaire de leurs populations et alors même que leurs capacités de production agricole sont limitées.
« Les risques croissants que le changement climatique fait peser sur la production agricole renforcent le rôle du commerce mondial dans la garantie de la sécurité alimentaire et de la nutrition », ajoute la FAO.
Les limites de la diversification des approvisionnements
Les crises alimentaires qui se sont répétées ces dernières années semblent en effet surtout souligner la nécessité que les pays les plus dépendants des importations diversifient davantage leurs sources d'approvisionnement.
« Seuls quelques pays s'approvisionnent en une grande variété de produits alimentaires et agricoles auprès de nombreux exportateurs différents. Les importations de la plupart des pays sont concentrées sur quelques produits provenant d'un nombre limité de partenaires commerciaux, ce qui les rend vulnérables aux chocs survenant sur les marchés exportateurs », relève le rapport SOCO 2022.
Mais la possibilité de diversifier les importations reste en réalité très limitée dans le domaine le plus sensible pour la sécurité alimentaire, celui des denrées de bases, produites par un nombre de pays restreint en raison non seulement de facteurs géographiques (la fertilité des terres, la disponibilité de l'eau, le climat) mais aussi productifs (la structure des fermes, l'accès des agriculteurs aux nouvelles technologies). C'est le cas des céréales, dont les importateurs sont donc très dépendants vis-à-vis des principaux exportateurs.
Ainsi, « (...) le réseau commercial du blé a été identifié comme l'un des réseaux commerciaux les plus vulnérables au niveau du produit en cas de choc dans l'un des principaux exportateurs, comme l'Ukraine, la Fédération de Russie et certains pays d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale », note la FAO.
Dans ce domaine, d'ailleurs, on n'observe pas de véritable démondialisation, estime Andrée Defois, directrice générale adjointe du cabinet d'études agro-économiques Stratégie Grains, spécialisé dans les marchés européens et mondiaux des grains et des oléagineux. Au contraire, « les échanges mondiaux de blé, soja, maïs etc. sont plutôt en expansion », considère l'experte, qui cite en exemple l'extension tous azimuts, ces dernières années, des exportations de céréales de la Russie et de l'Inde.
Certes, sur ces marchés volatils, car essentiellement régis par les prix, des évolutions concernant le poids de chacun de ces pays exportateurs sont possibles, et parfois on assiste à l'émergence soudaine de nouveaux acteurs. Ainsi l'Inde n'avait jamais autant exporté que lors de la dernière campagne, et alors qu'aux Etats-Unis les surfaces consacrées aux céréales destinées à l'exportation diminuent, elles augmentent en Argentine, rappelle Andrée Defois. Mais les facteurs sus-cités limitent les surprises, d'autant plus que les effets du changement climatique bénéficient plutôt, en termes de production de denrées de base, aux pays développés, alors qu'ils réduisent les capacités des pays en développement, observe George Rapsomanikis.
« La production peut bien augmenter dans les pays déjà producteurs de blé, mais pas dans les autres », résume-t-il.
Une recherche croissante de souveraineté
Quant à une autre face de la démondialisation, consistant dans le développement, dans chaque pays, de stratégies d'autonomie voire de « souveraineté alimentaire », elle préexiste aussi à la guerre en Ukraine, analysent plusieurs experts. Des Etats comme la Chine et l'Inde ont toujours fait en sorte, au travers de leurs politiques de gestion des stocks et des importations, de garder une forte maîtrise des prix alimentaires internes par rapport à leur fluctuation internationale, rappelle Benoît Daviron, chercheur en économie au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). L'ouverture aux marchés internationaux des dernières années représentait plutôt une nouvelle tendance, alors que les récentes décisions de New Delhi de limiter ses exportations de blé, de sucre et de farine renouent avec son comportement structurel. D'autres nombreux pays consomment en outre en prévalence des denrées locales dont les prix, indépendants des marchés internationaux, évoluent plutôt en raison de l'offre et de la demande internes, ajoute-t-il.
« Depuis les crises de 2008 et de 2011, partout dans le monde, la tendance est d'ailleurs à faire preuve de davantage de prudence vis-à-vis de la dépendance des marchés internationaux », témoigne Arlène Alpha, aussi chercheuse en économie et sciences politiques au Cirad, qui observe une « évolution des pratiques agricoles des pays du Sud et des positions de la Banque mondiale, laquelle appelle désormais à soutenir les productions locales. »
Une tendance renforcée par les crises climatiques et sanitaires, « qui rendent les marchés internationaux de plus en plus chaotiques et créent la crainte de ruptures brutales d'approvisionnements », souligne-t-elle.
Cette forme de démondialisation, qui implique une diversification des cultures censée produire un impact positif sur la résilience aux aléas climatiques ainsi que sur la variété nutritionnelle, est d'ailleurs soutenue par les ONG, qui insistent sur la nécessité de relocaliser autant que possible la production et la transformation alimentaires, au Nord comme au Sud. Le rapport SOFI 2022 semble aussi l'encourager, en prônant des politiques publiques contribuant à la sécurité alimentaire non seulement en termes de quantité suffisante de calories, mais aussi de variété des aliments nutritifs.
Le rapport SOCO 2022 insiste toutefois sur son inefficacité.
« L'autonomie alimentaire est chère et n'est pas possible pour tous les aliments », explique George Rapsomanikis.
Il souligne également qu'elle demande la mobilisation d'une grande partie de la population qui pourrait être employée dans des secteurs à plus forte valeur ajoutée.
D'une démondialisation subie à une transformation positive
Dans un monde où les échanges agricoles et alimentaires mondiaux évoluent ainsi vers de nouvelles configurations incertaines, comment poursuivre alors dans l'objectif d'éliminer la faim, l'insécurité alimentaire et la malnutrition mondiale, malgré les « récents revers » pointés par la FAO? Le rapport SOCO 2022 souligne l'importance du dialogue politique et de la transparence, afin d'améliorer le fonctionnement des marchés alimentaires et agricoles mondiaux. George Rapsomanikis rappelle aussi la nécessité de soutenir la recherche de nouvelles variétés de plantes ainsi que l'évolution technologique des fermes pour augmenter la production mondiale, tout en tentant de limiter l'impact de ces progrès sur l'environnement.
Mais le rapport SOFI 2022 insiste aussi sur une inévitable réorientation des politiques de soutien à l'agriculture et à l'alimentation, en mobilisant l'ensemble des parties prenantes et en déployant une pluralité de moyens visant à limiter les inégalités.
« Nous devons sortir d'une analyse court-termiste des crises car l'augmentation des rendements ne suffit pas : il faut aussi s'intéresser à la continuité des chaînes d'approvisionnement, aux revenus des populations, à la protection sociale », plaide Arlène Alpha.
Les ONG préconisent encore de lutter contre le gaspillage alimentaire, de limiter la consommation de viande afin de destiner moins de végétaux à l'alimentation animale, de réduire la production d'agrocarburants et l'artificialisation des sols, ainsi que de mieux réguler les marchés afin d'en réduire les comportements spéculatifs : autant d'opportunités à leurs yeux pour tenter de passer d'une démondialisation subie à une transformation positive des systèmes alimentaires mondiaux.
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Au SOMMAIRE de notre DOSSIER SPÉCIAL MONDIALISATION (30 articles au total)
- ÉDITORIAL. La mondialisation de demain, une tectonique des plaques qui va chambouler nos vies et nos territoires
- PROSPECTIVE. La mondialisation fragmentée : ce scénario qui pourrait bouleverser le monde
- ÉNERGIE. Comment la guerre en Ukraine façonne une nouvelle géopolitique de l'énergie
- AGRICULTURE. Quand le désordre mondial des échanges agricoles menace la sécurité alimentaire
- FINANCE. Big Bang en vue dans la finance : la fragmentation des systèmes de paiement internationaux s'accélère
- TRANSPORT. Le fret international, premier témoin des fractures de la mondialisation
- MONNAIE. Le dollar est de plus en plus chahuté, mais reste le maître du monde
- INTERNATIONAL. « Poutine a jeté l'Europe dans les bras américains de l'OTAN et les Américains ont jeté Poutine dans ceux des Chinois » (Pascal Lamy)
- TECH. Et si l'internet se fragmentait ?
- TÉLÉCOMS. Les équipements de réseaux mobiles : un business contrarié par les enjeux de souveraineté