BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 12/28

ÉPISODE 12/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

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À deux cents kilomètres des bureaux de Brodman & Zimmermann, un homme sombrait lentement mais sûrement dans la dépression. L'hypothèse du suicide s'imposait dangereusement. Martin Lawrenson, CEO et fondateur de Narragan Biosciences, venait de voir partir en fumée quinze années de travail acharné, d'espoir et d'avancées scientifiques sur la repousse des nerfs. Quinze années à imaginer qu'un jour, son fils puisse remarcher, se lever du fauteuil roulant dans lequel il était cloué depuis qu'un chauffard l'avait percuté sur un passage piéton. Le directeur observait la photo de son enfant posée sur son bureau. Il avait fêté ses vingt-deux ans la semaine dernière, charriant derrière lui une jeunesse totalement gâchée. Aujourd'hui, la disparition de toutes ces données scientifiques ne laissait rien présager de bon pour son futur. La perspective de soigner et redonner espoir à des milliers de personnes à travers le monde semblait totalement compromise.

Dans une colère noire, impuissant, Martin Lawrenson allait devoir s'expliquer face à ses actionnaires et ses investisseurs. Il se demandait bien comment trouver les ressources nécessaires pour comprendre l'incompréhensible. Son responsable informatique se tenait devant lui. Un grand type sans âge, peutêtre jamais sorti de son bureau depuis qu'il avait mis la main sur un Commodore 64, quarante ans auparavant. Il s'appelait Michelson. Martin Lawrenson ne se souvenait pas de son prénom, mais pour le moment, ce n'était pas sa préoccupation première. Sans réponse cohérente de sa part, le CEO ne pensait qu'à une chose : le tuer et faire disparaître son corps sous des tonnes de béton. Sa rage était mêlée à un désespoir qui lui déchirait les entrailles, sans compter une culpabilité abyssale.

- Mais bon Dieu de merde, Michelson ! Comment est-ce possible ? Nous avons dépensé des montagnes de fric dans l'informatique, on a installé des back-up et des back-up de back-up ! On est passés au cent pour cent numérique, « parce que c'est l'avenir », selon vos propres paroles, et ce matin, il n'y a pas plus de datas dans ces serveurs que dans ma calculatrice quand j'étais à l'école primaire !

Malgré ses deux mètres de haut, l'informaticien donnait l'impression de disparaître chaque seconde un peu plus sous le plancher.

- Je ne sais pas quoi vous dire, monsieur, marmonna-t-il en baissant la tête.

- Retournez dans votre bureau de geek et retrouvez-moi ces putains de données ! On est en 2021, vous n'allez quand même pas me dire que quinze années de recherches numérisées ne sont pas planquées quelque part sur le Web ou dans le cloud, bordel ! Le poing de Lawrenson s'écrasa sur le bureau, faisant sursauter le technicien au bord des larmes.

Le patron se redressa et, dans un tic nerveux, desserra sa cravate pour la douzième fois de la matinée. Il se sentait impuissant comme jamais. L'interphone de son bureau se mit à clignoter, et sa secrétaire prit la parole de façon autoritaire :

- Monsieur, le Wall Street Journal voudrait vous parler. Je leur dis quoi ?

- Qu'ils aillent se faire foutre !

Et il coupa la ligne en lançant l'interphone contre le mur, décrochant du même coup une reproduction de Monnet que sa femme lui avait offerte pour ses cinquante ans.

- Alors quoi ? Vous êtes encore là ? Il vous faut une invitation pour retrouver mes putains de données ? cria-t-il à son chef de l'IT.

- Mais, monsieur... balbutia Michelson. Je veux bien retourner dans mon bureau, mais il n'y a plus de trace de nos données nulle part ! J'ai déjà vérifié plusieurs fois et partout !

Le fondateur de Narragan Biosciences le fixa avec un regard qui, s'il avait eu le pouvoir de tuer, aurait déjà réduit son employé à l'état de poussière.

Michelson reprit la parole d'une voix chevrotante :

- Depuis que je suis arrivé à 6 h ce matin et que je me suis rendu compte du problème, j'ai lancé tous les diagnostics possibles et imaginables, et il n'y a rien. Nulle part. Tous les serveurs et tous les back-up mis en place et audités par la sécurité ont été vidés, nettoyés, remis à zéro comme par enchantement.

- Mais comment est-ce possible ? hurla le CEO.

- Je n'en sais rien ! C'est à n'y rien comprendre. Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Ce n'est pas un virus, et il n'y a aucune trace d'un quelconque programme étranger. Je ne sais pas qui a fait ça, mais ça doit être un génie qui dépasse largement mes compétences... ou alors ça vient de l'intérieur.

- Vous vous foutez de moi ? De l'intérieur ? Ces bureaux sont aussi sécurisés que ceux de la CIA et vous tentez me faire croire qu'un type serait venu nous hacker de l'intérieur ? Ne mettez pas votre incompétence sur le dos des autres ! Foutez-moi le camp, vous êtes viré, je ne veux plus vous voir, disparaissez de mon bureau !

L'informaticien battit en retraite et disparut en fermant prudemment la porte derrière lui. Lawrenson s'effondra dans son fauteuil avec la sensation de ne plus rien maîtriser. D'ailleurs, il ne maîtrisait plus rien. Son téléphone portable se mit à vibrer, affichant un numéro masqué. Il ne répondait jamais à ce genre d'appel, mais ce 28 novembre n'était pas une journée ordinaire. Il fit glisser son pouce sur l'écran tactile tout en sachant au fond de lui qui l'appelait. La culpabilité s'immisçait toujours un peu plus dans son esprit.

En retrouvant son poste de travail, Tom dut affronter le regard inquisiteur de Lamar. L'inquiétude se lisait sur le visage de son ami. L'ancien footballeur américain s'approcha de Tom et murmura sur un ton complotiste :

- T'es soudainement devenu un intime du patron... Tu peux m'expliquer ce qui se trame entre vous ? Callahan n'a pas l'air dans son assiette. Toi non plus d'ailleurs. Il y a du Narragan là-dessous.

Tom se recula et lâcha d'une façon plus sèche qu'il n'aurait voulu :

- C'est pas le moment, Lamar. J'ai du boulot !

Et il se mit illico à taper frénétiquement sur son clavier en tournant le dos à Lamar. En quelques minutes, il fit un large tour d'horizon sur l'affaire Narragan : CNBC, Wall Street Journal, Barron's, Bloomberg et à peu près tous les sites d'actualités disponibles sur le Net. La moisson fut maigre. Rien de plus que des détails sur cette perte de données suspecte. Il regarda pensivement son écran, les caractères de toutes les couleurs devenant flous.

Il essaya de se résumer les options qui se présentaient à lui.

Pour commencer, il devrait couvrir son short en Narragan et prendre les profits. Puis attendre de voir si la SEC lui tombait dessus. Il savait d'expérience qu'au moindre doute, dans les quarante-huit heures, les « bœufs-carottes » des marchés débarqueraient. Mais comme il l'avait expliqué à Callahan, il était plus que probable que rien ne se produirait. C'était donc une équation à deux inconnues : pourquoi cette omerta des instances de contrôle, et pourquoi avait-on tenté de les assassiner ?

A priori, l'instigateur de ce plan était en train d'institutionnaliser le délit d'initié, de se diluer dans la masse. Il comptait faire partager les profits à d'autres. En racontant son histoire à Callahan, Jason Dalmore avait visiblement déclenché une réaction en chaîne. Comment stopper la machine mise en route la veille au soir ? En admettant que cela soit encore possible.

Tom Kelcey fut saisi d'une illumination. Il se leva brusquement, manquant de faire valdinguer sa chaise. Il se précipita à grandes enjambées vers le bocal, sous les regards étonnés de Lamar et des traders qui attendaient le son de la cloche, prêts à en découdre sur les marchés. Tom entra en coup de vent dans le bureau de Callahan et lui demanda, essoufflé :

- Au fait, tu as eu des nouvelles du big boss depuis hier ?

- Tom, il est 8 h 15. On s'est fait tirer dessus hier soir et on est ensemble depuis six heures... Tu crois que si j'avais parlé à Dalmore, je ne t'aurais rien dit ? Et toi ? Tu en est où avec ton short sur Narragan ?

- Je n'en suis nulle part, je vais devoir me couvrir à l'ouverture. Pour l'instant, les prix indiqués sont complètement débiles, et les écarts entre l'offre et la demande ne veulent rien dire. J'ai placé des ordres d'achat au mieux pour une partie de la position, je ne vais pas hésiter pour racheter les titres. Surtout au vu de la situation.

- Tu gagnes combien sur la transaction ?

À peine avait-il lâché cette question que Bill la regretta. Le problème n'était absolument pas là, mais Tom lui répondit :

- J'ai shorté pour cinq millions. Le titre devrait ouvrir en baisse de soixante-dix pour cent. Je dirais donc 3,5 millions de profit. Mon bonus annuel devrait être correct. Pour autant que je ne me fasse pas tirer dessus tous les soirs en rentrant à la maison, dit-il dans un sourire nerveux.

Callahan esquissa lui aussi un sourire forcé et reprit :

- Tu pensais à quoi par rapport à Dalmore ?

- Je me disais que s'ils ont essayé de te descendre, ou plutôt de nous descendre hier, c'est qu'ils ne voulaient pas que le bruit circule. Selon ce que tu m'as dit, son contact au golf a explicitement demandé au patron de la fermer. C'est juste ?

Bill réfléchit quelques instants, se remémorant la discussion de la veille, puis il hocha la tête en marmonnant un borborygme qui ressemblait à un acquiescement.

Tom poursuivit :

- Je pense qu'il faudrait le mettre au courant de ce qui s'est passé hier. Histoire qu'il ne laisse pas rentrer n'importe qui chez lui. Il est même peut-être en danger...

- Tu as raison. Je vais l'appeler.

- Euh, non, mauvaise idée, rétorqua Tom en s'avançant pour l'empêcher d'attraper le combiné. Tu crois réellement que des types qui te suivent avec un fusil à lunette n'ont pas pris soin de surveiller Dalmore... et de mettre son téléphone sur écoute ? Il va falloir que l'on aille chez le patron...

- Tu veux aller là-bas ?

- Oui, et le plus vite sera le mieux.

Bill Callahan scruta Tom Kelcey quelques secondes.

- Comment fais-tu pour être si calme, alors que l'on a clairement mis les pieds dans un panier de crabes qui nous dépasse ?

- Disons qu'à force de te faire tirer dessus et de ne compter que sur toi-même pour t'en sortir, tu t'habitues et tu relativises. Je te propose donc de couvrir les positions en Narragan, et ensuite on monte tous les deux chez Dalmore. Et on avisera, ça te va ?

- D'accord, Tom. Mais tu ne crois pas qu'on se jette dans la gueule du loup en allant à West Hampton Beach ? Tu l'as dit toimême : s'ils surveillent Dalmore, ils nous auront tous en même temps, au même endroit. Tu ne crois pas que l'on devrait appeler les flics et tout leur balancer ?

Le cerveau de Tom carburait à cent vingt à l'heure. Bill n'avait pas tort pour les risques encourus, mais les flics poseraient des questions sur la tentative de meurtre. Ils voudraient comprendre pourquoi Bill et Tom ne les avaient pas prévenus. Dans ce genre d'affaire, on pouvait rapidement passer du statut de victime à celui de suspect. Autant éviter que la police ne s'intéresse au trade sur Narragan et que la SEC ne mette les pieds dans le plat. Laisser les forces de l'ordre à bonne distance. Pour le moment en tous les cas.

Une fois qu'il eut exposé tout cela à son responsable, Tom conclut la discussion :

- Le marché va ouvrir. Je vais couvrir ma position short et on fait le point après.

- OK, vas-y.

Tom lui tourna le dos et repartit à son desk pour encaisser le profit du trade de sa vie. Une transaction qui pourrait bien être la dernière de ma vie par la même occasion, pensa-t-il en son for intérieur.

A suivre...

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