BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 9/28

ÉPISODE 9/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

►► RETROUVEZ ICI L'ÉPISODE PRÉCÉDENT

______

Debout face à la baie vitrée de son appartement, Tom Kelcey observait l'océan. Au loin, il pouvait deviner le phare de Sandy Hook. Juste au-dessus clignotaient les feux de position d'un avion de ligne en approche finale sur JFK. Il avait toujours aimé regarder les atterrissages. Une habitude qui le projetait chaque fois dans son rêve d'enfant : voler. Un jour peut-être, il se lancerait, mais pour le moment, il avait d'autres préoccupations en tête. Pourquoi mon patron veut-il me voir à une heure pareille ? Et en plus chez moi. Qu'est-ce qui ne peut pas attendre demain ?

Au fond de lui, une petite voix criait « Narragan Biosciences »... Il était convaincu que cette histoire allait lui revenir en boomerang d'une manière ou d'une autre. Depuis le temps qu'il bossait pour Callahan, Tom avait appris à le connaître. La manière dont il lui avait parlé au téléphone ne laissait aucune place à la négociation. C'est d'ailleurs pour cela qu'il n'avait pas posé de question : il savait qu'il n'aurait pas de réponse avant de le voir. Après avoir raccroché, son cerveau était passé sur le mode overdrive. Il aurait beau se taper la tête contre les murs, il ne voyait vraiment pas d'autre raison à ce rendez-vous nocturne que Narragan Biosciences.

Son téléphone vibra dans sa poche. Il jeta un œil sur l'écran, fit demi-tour et traversa le salon pour prendre sa veste. Alors qu'il passait devant la porte de la salle de bains, sa compagne Rebecca le vit traverser et lui hurla :

- Tu vas où ? Tu sors ?

Le ton employé était un doux mélange entre inquisition et exaspération. Le ton qu'elle adoptait à peu près tous les soirs où elle avait trop bu. Tom n'avait pas envie d'argumenter :

- Je vais chez l'Indien du bout de la rue. Je reviens dans vingt minutes...

Et il claqua la porte derrière lui alors qu'il croyait entendre quelque chose comme : « Tu vas chercher quoi ? » Il n'arrivait pas à se concentrer sur autre chose que ce que son boss allait lui annoncer dans cinq minutes.

Callahan sortit de l'autoroute à la hauteur de Plumb Beach et plongea sur Emmons Avenue. Il venait d'envoyer un message à Tom pour lui annoncer son arrivée prochaine. Tom lui avait fourni sa localisation via messagerie. Le GPS lui indiquait trois minutes.

Tom Kelcey se tenait contre une barrière du Tatiana Café, une sympathique terrasse de bord de mer pendant l'été, mais qui, en ce jour de novembre, était aussi fréquentée que le stade de Meadow Land en pleine pandémie. Le Tatiana fermé, ce lundi soir offrait une ambiance fantomatique. On entendait distinctement les vagues s'écraser sur la plage. Tom patientait depuis un peu plus de trois minutes quand il aperçut la silhouette massive d'un homme engoncé dans une parka bleue marine. Il fumait. De loin, Tom devinait la cigarette rougeoyant. Il ne pouvait en revanche imaginer le visage de son porteur, mais sa démarche ne laissait aucun doute sur son identité.

En s'approchant de Tom Kelcey, Bill Callahan commença à grommeler, comme toujours :

- Je ne suis pas certain que venir te voir ici, en plein milieu de la nuit ait été une bonne idée. J'ai connu des vacances d'hiver au Canada qui étaient bien plus agréables que ça, niveau température.

- Il fallait t'installer à Palm Beach et y gérer un hedge fund, si tu ne supportes pas une brise vivifiante, rétorqua son jeune employé.

- Tom, tu me ressors encore une fois l'histoire de ton entraînement militaire qui t'a permis de résister à des températures polaires, je crois que je te frappe.

Les deux hommes sourirent de concert, mais ils n'étaient pas là pour un concours de vannes nocturne sur la plage de Brighton. Même si leurs habitudes de coriaces traders avaient la vie dure.

À trois cents mètres, le Cadillac Escalade s'était garé entre deux camions, s'offrant ainsi une discrétion maximale. L'homme au volant jouait sur son smartphone tandis que le passager à l'arrière réglait son DAN.338, un fusil à lunette high tech. Depuis la fenêtre entrouverte du véhicule, il voyait les deux hommes discuter sur la terrasse déserte du Tatiana Café.

Dans son oreille gauche, il entendit une voix nasillarde lui dire :

- Spotter* en position ? Répondez...

- Spotter a les cibles en vue. Attend vos instructions, répondit le tireur d'une voix calme et inquiétante.

L'homme tenait la vie de deux personnes dans sa lunette et semblait ne pas être concerné par l'enjeu. Il aimait ça, la chasse, l'attente, la patience, le droit de vie ou de mort sur ses cibles.

- Spotter, nous attendons confirmation de l'audio et vous confirmerons vos instructions.

Le message était clair. Selon ce qui allait se dire dans quelques instants, à trois cents mètres de lui et du canon de son fusil, les deux traders rentreraient ou ne rentreraient pas chez eux ce soir. La possibilité de les rater à cette distance n'était pas même venue à l'esprit du tireur. Le DAN.338, fabriqué par les Israéliens de chez IWI, permettait des tirs à longue distance d'une précision chirurgicale. Alors, à trois cents mètres, même ivre mort, il n'y avait aucune question à se poser. L'homme posa délicatement le canon du fusil dans l'interstice entre le montant de la porte et de la fenêtre, puis il cala la crosse dans le creux de son épaule, expira lentement et attendit.

Sur la jetée, les deux confrères s'étaient éloignés de la lumière, comme s'ils avaient besoin de discrétion. Mais il n'y avait pas âme qui vive aux alentours. Callahan enfonça les mains dans ses poches et commença à expliquer ce qu'il avait appris chez Dalmore. Au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit, le regard de Tom devenait plus sombre. Une fois qu'il eut fini, il regarda son subordonné dans les yeux puis demanda :

- Alors ? Tu en penses quoi ? Tu as déjà entendu parler de quelque chose comme ça ? Parce que là, tout de suite, j'ai l'impression que c'est du lourd... Ces mecs, ce n'est pas du menu fretin qui joue pour dix mille dollars. S'ils se sont lancés dans du délit d'initié à grande échelle, on peut supposer que ce ne sont pas des amateurs.

Tom détourna la tête pour regarder l'horizon un bref instant.

Il soupira profondément avant d'entamer sa réponse :

- Pour être franc, je ne suis pas surpris d'entendre un truc comme ça. Et je pense qu'on sait tous les deux pourquoi tu m'en parles.

Callahan fixa Tom avec de grands yeux et augmenta sensiblement le ton de sa voix pour lui répondre :

- Ah bon ? Et tu veux bien m'expliquer pourquoi ?

- J'imagine que tu as déjà vérifié mon compte trader chez B&Z et que tu sais parfaitement quelles sont mes positions...

Il observa Bill Callahan, les yeux rivés sur ses propres chaussures comme si elles allaient lui apporter une indication. Mais le sexagénaire ne pipa mot, aussi Tom poursuivit-il :

- Ça fait plusieurs semaines que j'ai identifié des trades étranges sur des mid-caps. Ça commence en général par des volumes plus importants que d'habitude, à la hausse pour la plupart. Le titre grimpe dans des volumes de plus en plus importants, un peu comme si on voulait entraîner les acheteurs en leur faisant flairer un gros coup...

Kelcey reprit son souffle en dévisageant son patron, lequel semblait au bord de l'AVC. Après quoi il enchaîna :

- Ensuite, quand le titre a atteint un objectif - que j'imagine prédéterminé -, des quantités énormes de puts*** sont achetées en masse, sur plusieurs échéances et plusieurs prix d'exercice. Et puis c'est le calme plat pendant quelques jours. Après cette courte pause, les vendeurs arrivent en masse, mais juste assez pour que le titre ne baisse pas trop. Je suppose qu'ils sont en train de monter des positions shorts. En plus des options qui jouent la baisse, ils vendent les titres à découvert.

Bill n'en pouvait plus d'attendre et s'emporta :

- À quel moment tu comptais me parler de ta découverte ? Je pensais qu'on avait décidé de travailler sur la base de la confiance, toi et moi ?

Tom leva les mains en signe de défense, mais surtout pour essayer d'apaiser son patron.

- Du calme, boss ! lança-t-il. Je ne voulais rien dire tant que je n'étais pas certain qu'il se passait vraiment quelque chose... Sans compter que, pour être franc, je ne pensais pas à un complot. J'y ai seulement vu un bon moyen de faire du fric pour la boîte. C'est un peu mon job d'ailleurs, non ?

- Mais bordel, depuis combien de temps tu es là-dessus, Tom ?

- Environ trois mois. J'ai surtout remarqué ce manège sur certaines mid-caps**, mais jamais rien sur les grosses capitalisations. C'est évidemment trop dur à manipuler.

- Tu as observé une méthodologie quelconque une fois qu'ils ont acheté les puts ? demanda Bill.

- Tout à fait. Comme je te l'ai dit, ils achètent d'abord des puts. Ensuite, ils vendent les actions à découvert. Tout cela tient sur dix jours maximum. Puis il y a généralement une mauvaise nouvelle, et le titre se fait démonter. Mais une chose est sûre : les mauvaises nouvelles sont souvent des choses assez lourdes.

- Comment ça, lourdes ?

- Eh bien... je ne sais pas depuis quand ça dure, mais la première fois que j'ai repéré un truc bizarre, le CEO de la boîte concernée est mort dans un accident de voiture qui ressemblait à un suicide. Le rapport de police n'était pas très clair, ça donnait l'impression d'un travail bâclé ou d'un flic qui n'avait pas trop envie de chercher. Ensuite, il y a eu un incendie qui a détruit le siège de la compagnie.

Callahan était abasourdi. Il s'alluma une nouvelle cigarette avant de demander :

- Et tu as repéré quelque chose ces derniers jours ?

- Oui, un truc a lieu actuellement. J'ai shorté quelques titres pour voir ce que ça donnait, juste histoire d'être dedans. D'ailleurs ça n'a pas été simple d'emprunter les titres. C'est...

Bill Callahan lui fit signe de se taire en mettant sa main devant sa bouche :

- Laisse-moi deviner : Narragan Biosciences ?

Au moment où Bill Callahan finit de prononcer le nom de la biotech, l'oreillette du sniper grésilla :

- Spotter, go !

--

(*) Observateur.

(**) Entreprise à capitalisation moyenne.

(***) Options pour jouer la baisse du titre.

________

Découvrez la suite chaque jour à 14h sur LaTribune.fr... 
Ou en librairie : « Wall Street en Feu », Talent Éditions - 21,90 euros

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.