BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 5/28

ÉPISODE 5/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

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Pendant qu'à Hoboken la cocaïne faisait son office dans l'organisme de Riccardo, à cinquante kilomètres de là, Bill Callahan conduisait sa Dodge Charger devant le stade de Flushing Meadows avant de piquer sur la 495, en direction des Hamptons.

La maison de Jason Dalmore se situait à Westhampton Beach, un village niché le long des fameuses dunes des Hamptons. Pendant de nombreuses années, la région fut le théâtre d'ouragans dévastateurs. Le marché immobilier à la ramasse n'incitait guère à l'optimisme. Les habitants du coin avaient vécu dans des conditions difficiles jusqu'à la fin des années 1990, où de vastes travaux furent entrepris pour protéger la région des vents violents et des inondations qui allaient avec. Résultat, la zone était devenue le refuge d'été de nombreux nantis de Wall Street. Bernie Madoff, au temps de sa splendeur, occupait une maison pas très loin de Westhampton, en direction de Montauk.

Jason Dalmore avait décidé d'élire définitivement domicile dans la région pendant la crise du COVID. Rester terré chez soi et éviter de frayer avec la foule de Manhattan présentaient bien des avantages, tant qu'on avait les moyens financiers de ses ambitions. Le télétravail ne manquait pas de charme dans une demeure de mille trois cents mètres carrés, avec une douzaine de chambres, une piscine intérieure avec toboggan pour amuser les enfants des éventuels invités - Dalmore n'avait pas d'enfants et ne les appréciait guère, mais le toboggan était livré avec la maison. En y réfléchissant, Bill Callahan ne connaissait pas d'ami à son patron.

Le fait d'approcher des Hamptons ne calma pas ses spéculations ni ses angoisses. Elles tournaient en boucle dans son cerveau, au bord de l'implosion. Il tenta de penser à autre chose. L'image de la chambre à coucher du patron, aussi grande que la surface totale de sa maison, ne l'aida guère. Son GPS lui annonça encore une heure de route, la tentation d'accélérer fut forte. Connaissant l'amabilité et la douceur des flics de l'autoroute, Bill préféra ne pas prendre de risques inconsidérés. Et il ne se voyait pas débarquer avec quinze minutes d'avance. Peu probable que Dalmore le laisse entrer plus tôt pour abréger ses souffrances. Bill essayait donc de se concentrer sur la radio qui passait une musique country déprimante. Décidément, ce n'était pas son jour.

À Hoboken, l'informaticien en plein trip affichait une motivation d'enfer. Ses mains couraient sur le clavier à la vitesse de la lumière. On lui avait demandé de pénétrer le serveur d'une société et d'y glisser un fichier pour déclencher une attaque aussi violente que destructrice sur toutes les données et les back-up possibles. Pour Riccardo, cela s'apparentait à une stratégie informatique de la terre brûlée. Dans les décombres de ce que seraient bientôt les serveurs de cette entreprise, on ne devait surtout pas pouvoir remonter jusqu'à lui. Son employeur s'était montré extrêmement clair en la matière. Il visait le crime parfait, sans corps, sans coupable, sans chaîne de responsabilité.

Ce n'était pas la première fois que Riccardo se lançait dans ce genre d'opération. Il n'avait jamais connu l'échec, raison pour laquelle son employeur le rémunérait généreusement. Et en lâchant ce gros tas de dollars, l'homme de l'ombre n'envisageait pas la moindre déception. Riccardo se demandait parfois comment ses clients réagiraient en cas d'échec. Il ne recevrait sans doute pas de lettre de licenciement en bonne et due forme, avec une montre en cadeau pour les services rendus. Pour le moment, ses objectifs restaient parfaitement dans ses cordes, même si la complexité des tâches allait crescendo. Il avait encore de la marge.

Ce soir, la coke déferlait avec bonheur dans son système nerveux. Hank l'avait sans doute moins coupée que d'ordinaire. Riccardo se surprit lui-même mais attention à l'autosatisfaction. Il s'introduisit dans les serveurs de Narragan Biosciences avec une facilité déconcertante. Il n'avait jamais entendu parler de cette société avant de recevoir ses instructions par courrier, douze heures auparavant. Règle numéro un : pas de traces numériques pour ces opérations. Une chose était certaine, la société Narragan allait passer un sale quart d'heure. Mais pourquoi tant de haine contre cette entreprise ? Riccardo restait un soldat obéissant, mais parfois, il aurait bien creusé un peu pour savoir le pourquoi du comment. Une curiosité malsaine. Peut-être qu'un jour, il aurait les explications dans la presse. Appelons ça l'expérience : de trop longues années passées dans les sous-sols de Langley lui avaient appris à cloisonner, à rester sagement à sa place.

Bill Callahan passa devant la ferme solaire de Long Island. Il se jura de penser à étudier la thématique des énergies alternatives le lendemain matin au bureau. Le vieux loup quitta la 495 avec une certaine joie, le bruit de son V8 étant tout bonnement assourdissant. Au bout de quatre-ving-dix minutes d'autoroute, il se surprit même à envisager de vendre sa Dodge pour acheter une de ces voitures électriques à la mode. Investir dans les énergies alternatives, acheter une voiture électrique ? Bill se demanda s'il ne couvait pas une tumeur au cerveau pour envisager des choses pareilles, lui qui avait grandi dans l'arrière-cour d'un garage, qui aimait cette odeur de cambouis si particulière associée au travail de son père. Il sourit à cette réflexion en mettant son clignotant pour sortir de l'autoroute et partir en direction du sud par Manorville. C'était peut-être bien la première fois de la journée qu'il souriait. Probablement la dernière.

Riccardo Malagacchi se sentait dans la peau d'un personnage de jeu vidéo. Il se retrouva face à un fichier mystère qu'il était censé décoder et lancer à l'intérieur des serveurs de la société de biotechnologie. Une fois ce programme opérationnel, il détruirait tout sur son passage. Le moindre gigaoctet de mémoire serait nettoyé et rendu à l'état de poussière. Tous les back-up seraient pulvérisés, traqués dans les moindres recoins. À moins que de gentils salariés aient tout photocopié et stocké des tonnes de papiers dans des cartons. Adieu leurs données de recherches accumulées sur des années. Quant aux expérimentations en cours, elles deviendraient un vaste chantier anarchique. Même s'ils avaient sauvegardé des petits bouts de données dans des PC personnels, il leur faudrait des années pour reconstituer cet immense puzzle. On ne demandait pas à Riccardo de détruire la société, juste de lui faire faire un bond colossal dans le passé - ce qui serait le cas dans quelques minutes, lorsqu'il aurait extrait le fichier nommé « cleanup. dat ».

La beauté de tout le processus résidait dans le fait qu'un providentiel fichier attendait sagement Riccardo dans les serveurs de l'entreprise. Comment était-il arrivé jusque-là ? Mystère... Le cloisonnement et l'opacité constituaient des constantes dans les opérations clandestines auxquelles se livrait l'informaticien. Lui se contentait de monnayer ses compétences, la coke faisant le reste.

Le patron du trading de Brodman & Zimmermann circulait maintenant à allure réduite pour ne pas rater l'entrée de la résidence de Jason Dalmore, troisième du nom. Étant donné la configuration de la rue, il aurait pu accélérer. Il y avait bien entre trois et cinq cents mètres d'un portail à l'autre. Les propriétés étaient entourées de hauts murs qui laissaient çà et là apparaître une végétation luxuriante. Bill se demanda à partir de quand on parlait de « propriété » et plus de « maison ». La demeure du patron s'apparentait plus à un château qu'à une maison individuelle. Au bureau, les bruits de couloirs laissaient entendre que sa valeur avoisinait les cent millions de dollars. Bill n'avait d'ailleurs aucune peine à le croire. Lors de la dernière Christmas Party, il s'était perdu entre la cuisine et le salon tant les corridors étaient nombreux et se ressemblaient tous. Ce qui l'amenait aujourd'hui à la question : pourquoi habiter seul dans une propriété aussi gigantesque ? Dalmore était connu pour ses multiples conquêtes, tout autant que pour la brièveté de ses relations. Bill Callahan bossait pour lui depuis un peu plus de quatre ans et il avait vu passer plus de filles dans le lit du boss que d'échéances d'options. En plus d'un compte en banque bien garni, le nanti disposait d'un physique agréable. La quarantaine flamboyante, grand, une crinière blonde impeccablement entretenue, des traits fins surmontés de profonds yeux bleus : il ne passait pas inaperçu.

Finalement, un immense portail se dressa devant Bill Callahan. On aurait pu parler plutôt de pont-levis. Vingt mètres avant l'entrée proprement dite, une espèce de pilier sortait de terre. Bill s'approcha lentement de ce truc qui devait receler de l'hypertechnologie dont Dalmore raffolait. Une fois la voiture positionnée devant, Callahan plissa les yeux dans la pénombre et essaya de dompter le clavier sans chausser ses lunettes. Instinctivement, il pressa le bouton qui se rapprochait le plus d'une sonnette d'entrée. Il y en avait cinq autres ressemblant davantage à des touches tactiles.

Donnant raison à Bill, une voix surgit d'un invisible haut-parleur :

Résidence Dalmore, c'est à quel sujet ? résonna une voix avec un soupçon d'accent britannique.

- Euh Je suis Bill Callahan, je suis attendu par M. Dalmore.

- Très bien, monsieur Callahan. Veuillez poser votre main gauche sur le pad avec les touches tactiles devant vous. Si c'est bien vous, je vous ouvrirai

Callahan s'exécuta et tendit la main fébrilement, comme si la sécurité robotisée allait avaler sa main et son Omega Seamasters - la même que James Bond, avait dit son fils quand il se l'était offerte quelques années auparavant. Dalmore semblait posséder une foule d'informations sur lui, dont ses empreintes. Callahan n'était pas un adorateur du tout-digital. La vie privée n'en avait plus que le nom. Il avait d'ailleurs récemment clôturé tous ses comptes sur les réseaux sociaux, un pur coup de tête poussé par une rébellion antisystème un peu tardive.

La voix aux tonalités britanniques résonna de nouveau :

- C'est bon, je vous ouvre la porte, monsieur Callahan. Veuillez vous garer sur la droite devant la maison, il y a un parking visiteurs. La partie gauche est réservée aux véhicules de M. Dalmore.

La gigantesque porte s'ouvrit lentement et Callahan appuya avec délicatesse sur l'accélérateur, faisant vibrer le V8 sur ses silent blocs. Il avança au pas et se trouva face à un second portail qui constituait une sorte de sas. Le conducteur s'arrêta devant, et la porte se referma derrière lui. Une fois celle-ci verrouillée, le second portail le laissa enfin pénétrer sur une route goudronnée qui aurait fait pâlir de jalousie l'entrée de la Maison-Blanche. Le message était clair : « On n'entre pas ici par hasard ni par envie, il faut y être invité. » Une bonne centaine de mètres plus loin, après avoir traversé une dense végétation, la maison-château s'offrit enfin au regard de Bill. Les projecteurs enterrés diffusaient des lumières quelque peu fantomatiques tout autour de la bâtisse. Les grandes façades, sans doute blanches, viraient au jaune gris dans la pénombre accentuée par le ciel couvert. La partie du bas s'ouvrait sur une immense terrasse qui surplombait la zone d'arrivée des invités. Le deuxième étage se garnissait de fenêtres arrondies et d'une baie vitrée démesurée. Pour accentuer encore un peu plus l'opulence des lieux, les lumières étaient allumées dans toutes les pièces. Comme si le propriétaire tenait absolument à ce que l'on perçoive le gigantisme de sa demeure, même au cœur de la nuit la plus sombre. Le règne de l'ostentatoire. On sentait que le propriétaire avait des origines californiennes. Même si les Hamptons étaient plutôt sympas l'été, en hiver, ça n'avait rien à voir avec la Californie. On devinait la piscine intérieure au travers de la baie vitrée de la véranda. S'il avait fait grand jour, Bill aurait pu distinguer les caméras de surveillance autour de la maison, toutes fixées sur lui. Comme s'il était le centre d'intérêt de cette nuit glaciale de novembre.

Alors que Callahan sortait de sa Dodge, à cent cinquante kilomètres de là, Malagacchi finissait de déployer son attaque dans les serveurs de Narragan Biosciences. Ses doigts virevoltaient sur le clavier, comme ceux d'un concertiste, la tenue de soirée en moins. Dans la pénombre de son repaire, son clavier rétroéclairé Logitech G915 scintillait. Les chiffres composant le code défilaient sur l'écran central à une vitesse ahurissante. D'autres fenêtres clignotaient comme des guirlandes de Noël jusqu'à l'apparition d'un message devant ses yeux : LANCEMENT DU PROGRAMME FURTIF - RELANCEZ LE SYSTÈME.

Il souleva les mains du clavier comme si quelqu'un face à lui le menaçait avec une arme. Puis il prit appui sur le bord du bureau pour donner une forte poussée qui fit reculer sa chaise ergonomique. Il se tint la tête à deux mains pendant quelques instants. Il se leva soudain puis se rapprocha de son clavier, pointant son index droit vers le ciel d'un geste théâtral. Il mima un avion qui tombait en vrille pour finalement écraser violemment son doigt sur la touche Enter.

Pendant un bref instant, il ne se passa rien. Puis les écrans devant Riccardo passèrent au noir total. Quelques instants d'éternité numérique interrompus soudain par une barre horizontale vert fluorescent qui apparut sur l'écran central avec un énorme 0 % à côté. Pendant ces quelques fragments de seconde seulement, on put penser que Narragan Biosciences allait se sauver du désastre...

Le pourcentage commença son ascension, lente au début. Cinq pour cent, puis dix, avant qu'une brusque accélération amène au cent pour cent fatidique. L'ancien agent de la CIA savoura véritablement son œuvre quand le message « Programme Running » barra l'écran central. La destinée de Narragan Biosciences venait d'adopter une trajectoire imprévue et bien difficile à corriger.

A suivre...

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