BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 4/28

ÉPISODE 4/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

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Le visage de William « Bill » Callahan se referma de déception. Si Tom Kelcey ne disposait d'aucune info, d'aucun bruit de couloir, ce soir, il allait devoir foncer tête baissée dans la gueule du loup. Cette sangsue de Brandon Walsh, l'assistant de Dalmore, l'avait appelé samedi matin sur son portable pour le convoquer aujourd'hui à 18 h 30. Et ce type imbuvable l'avait battu froid quand Bill lui avait demandé la raison de cette convocation. Walsh se contenta d'un laconique « il veut vous voir » avant de raccrocher. Le point de départ du week-end de Bill sur les chardons ardents.

Après quelques secondes de silence, le patron des traders agita la main dans un geste de dédain à destination de Tom. Il pouvait décamper sans autre forme de congé.

Derrière ses écrans, Lamar Loggins n'avait rien manqué de la scène dans le bocal de Callahan. Il était relativement confiant, Tom n'avait rien à se reprocher, mais les mouvements suspects sur la dizaine de titres qu'il avait repérés ne sentaient pas bon. S'il parvenait à faire du fric là-dessus à court terme, tant mieux. Mais ça pouvait rapidement dégénérer et tourner au vinaigre.

Callahan en savait déjà peut-être assez long sur la question, ce qui avait valu à Tom cette inquiétante entrevue. Tout à ses spéculations, Lamar attendait avec impatience le retour de Tom pour en avoir le cœur net.

En descendant les trois marches qui le ramenaient vers son desk, Tom s'interrogea : cette convocation chez Jason Dalmore avait-elle quelque chose à voir avec ses découvertes et ses soupçons de malversation ? Peu probable, mais avec l'informatique, on pouvait douter... D'autant que Dalmore serait assez porté sur l'espionnage de ses employés... Tom avait les jambes en coton, pas vraiment rassuré, sa belle motivation matinale en avait pris un coup. C'est dans cet état d'esprit qu'il revint à son desk.

Sous le regard interrogatif de Lamar, Tom s'installa à son bureau. Sur une largeur d'un mètre cinquante, six écrans installés sur deux rangées superposées lui faisaient face. Une impressionnante pile de dossiers l'attendait : des infos sur toutes les entreprises dont il suivait particulièrement les cours en bourse. Il posa ses coudes sur un sous-main qui datait du débarquement en Normandie, un legs du père de Tom. Un clavier, un iPad Pro et son litre de café, tout était en place. Même si c'était bruyant, étouffant, inconfortable et que son collègue de droite ne pouvait rien manger sans projeter du Tabasco, Tom se sentait chez lui. Il ne put s'empêcher de lancer un regard en direction du bocal...

Lamar piaffait d'impatience :

- Tout va bien ? Callahan ne t'a pas viré ?

- Tout va bien, Lamar, répondit Tom d'une voix étonnamment neutre.

- C'est tout ce que tu as à me dire ?

- Hey, tu n'es pas mon style, on n'est pas mariés ! lâcha Tom dans un sourire forcé.

Lamar se renfrogna de son côté, les yeux rivés sur ses écrans, comme s'il avait déniché une info capitale. Tom laissa tomber ses mains sur ses genoux et partit en arrière sur son siège équipé d'un cintre. Il laissa échapper dans un soupir crispé :

- Fais pas la gueule ! Callahan est convoqué chez Dalmore ce soir et il ne sait pas pourquoi. Il balise et il pensait que j'avais une idée du pourquoi et du comment.

- Tu lui as fait part de tes soupçons ?

- Lamar ! Putain ! Je t'ai dit quinze fois de ne pas en parler ici ! s'agaça-t-il en baissant le ton. Non, je n'ai rien dit. Pour la simple et bonne raison que je n'ai encore rien fait.

- OK, OK ! Je m'inquiète pour toi, c'est tout.

Ce rendez-vous impromptu avec le boss lui avait fait perdre un temps précieux, le compte à rebours affichait douze minutes avant l'ouverture. Clairement pas assez de temps pour faire le tour des soixante titres qu'il suivait quotidiennement. Tous les matins, il jetait un œil sur autant de graphiques qui tournaient en boucle sur son Bloomberg. Mais aujourd'hui, c'était mort. Un rapide tour d'horizon sur ses écrans accréditait une tendance haussière. Francfort et Paris, ouverts depuis plusieurs heures, grimpaient de près de un pour cent - bien que les marchés européens ne veuillent pas dire grand-chose, de ce côté de l'Atlantique. Deux certitudes s'imposaient à Tom : il était à la bourre et le marché allait monter.

Il se contenta d'étudier les volumes traités la semaine précédente sur Narragan Biosciences - symbole NABI. Chaque titre dispose d'un symbole à Wall Street, et on reconnaît un trader d'expérience, lorsqu'il peut réciter les cinq cents symboles du S&P 500 par cœur. Un petit exercice qu'on pratique dans les bars en fin de semaine, mais dont il vaut mieux s'abstenir après quelques verres.

Les données sur Narragan étaient toujours aussi étranges, les volumes conséquents et illogiques : comme si la taille des ordres traités avait été soigneusement choisie pour ne pas attirer l'attention. Mais en regroupant tous ces ordres, une certaine logique se dessinait. Tout laissait supposer que quelque chose d'anormal se tramait autour de cette société. Cela rappela à Tom son premier gros coup en bourse, lorsqu'il avait amassé pas mal d'argent. Ça paraissait presque trop facile. La vieille expression « Facile, la Bourse » lui revint à l'esprit, mais tel n'était jamais le cas...

Selon son expérience, une opportunité unique de gagner de l'argent se présentait. Peut-être un hasard, mais quand un hasard semblait se répéter un peu trop souvent, une signification s'imposait : quelqu'un était au courant, et ce quelqu'un devait en savoir bien plus que lui.

Le regard de Tom fut soudain attiré par du mouvement sur le grand écran placé contre le mur en face de lui. Un groupe de personnes devant un immense logo venait de sonner la cloche de Wall Street. Le folklore : on fêtait une société nouvellement cotée en bourse - on pouvait l'identifier grâce au logo placardé contre le mur - et on annonçait l'ouverture du marché !

Les fauves étaient lâchés et Tom n'avait qu'un objectif ce matin : shorter Narragan Biosciences, juste pour voir. Difficile à comprendre pour un néophyte, mais shorter consiste à vendre une action qu'on ne possède pas, dans l'espoir de l'acheter moins cher quelques jours plus tard. La beauté du métier : vous pouviez vous contenter d'essayer des choses sans avoir besoin de vous justifier. Dans le cas présent, Tom était presque convaincu que l'action allait effectivement baisser, qu'il engrangerait pas mal de dollars. Mais cela ne sentait pas bon du tout...

CHAPITRE 3

27 novembre 2021 - 16 h 30 - Hoboken, New Jersey - USA

De l'autre côté de l'Hudson River, dans la petite localité d'Hoboken, à quelques encablures du ponton sur lequel se déverseraient bientôt les banlieusards qui bossaient à Manhattan, un homme marchait le long des berges de la rivière. La tête rentrée dans les épaules, il se mêlait aux passants pour tenter de rester inaperçu. Il portait une longue veste kaki avec une capuche en fourrure qu'il avait pris soin de remonter sur sa tête, déjà recouverte d'une casquette des New York Yankees usée jusqu'à la corde. L'homme cachait également son visage sous un masque chirurgical de protection contre le COVID, plutôt délaissé ces derniers temps, depuis que le vaccin était devenu aussi populaire que la voiture électrique. Certains, un poil paranoïaques, avaient pourtant tendance à conserver le masque coûte que coûte de peur d'attraper la vilaine maladie. Ce n'était pas le cas du discret marcheur. Lui en faisait juste un providentiel accessoire de dissimulation.

Riccardo Malagacchi en connaissait un rayon en matière de discrétion. Il avait passé la majeure partie de sa vie derrière un écran d'ordinateur en tant qu'expert informatique pour une division de la CIA basée à Langley, en Virginie. Mais après des années de bons et loyaux services, il s'était fait pincer les doigts dans le pot de confiture, ou plutôt de cocaïne. Résultat : un licenciement immédiat. À sa décharge, comment pouvait-on tenir des heures les yeux rivés sur des écrans, à pénétrer des systèmes ennemis, à détruire des réseaux terroristes de l'intérieur, à infecter des serveurs, le tout en ne carburant qu'au café ?

Totalement accro, Riccardo ne pouvait plus se passer de sa drogue au quotidien. Il était d'ailleurs en train de rechercher son ravitaillement au bord de l'Hudson, de quoi rester éveillé et concentré sur son objectif. Il venait de recevoir ses instructions, la nuit serait longue.

Riccardo s'approcha d'un grand type aux allures de squelette déglingué, nonchalamment appuyé contre un gros SUV. Sa peau translucide et grisâtre semblait fine comme du papier à cigarettes. Le dealer ne respirait pas la pleine santé. Il attendait le client. Son visage s'illumina légèrement lorsqu'il aperçut Riccardo, une liasse de billets dans la main.

- Comme d'habitude, lâcha furtivement le client.

- Bonjour à toi aussi, cher ami, répliqua le fournisseur. Tu as passé une bonne journée ? Moi, ça va, je finis de livrer mon dernier client et je rentre coucher les enfants.

Dans la pénombre, on aurait pu deviner un sourire narquois sur ses lèvres. Riccardo lui rétorqua d'un ton mordant :

- Arrête tes conneries, Hank ! File-moi ta came, on n'est pas là pour sociabiliser...

- Comme vous voudrez, monseigneur, le client est roi...

Comme par magie, Hank fit disparaître les billets de la main de son client. Quelques secondes de suspens et apparut dans sa paume un sachet pas plus grand qu'une carte à jouer. De quoi tenir quarante-huit heures pour Riccardo. Peut-être un peu plus, s'il se montrait raisonnable. Il saisit maladroitement sa dose et tourna instantanément les talons pour repartir dans la nuit naissante, laissant son dealer à ses prochains clients.

Il savait que cette merde le tuait à petit feu, mais sa vie ne se résumait qu'à ses écrans. Pas d'autres cordes à son arc. Le cercle infernal : hacker pour acheter sa coke, puis recommencer, toujours et encore, sans aucun espoir de s'en sortir. À une époque, il pensait avoir trouvé une solution, une aide médicale et psychologique. Mais il n'avait pas persévéré. Surtout, sans femme, sans enfants et sans famille, difficile de trouver ce supplément de motivation qui peut faire la différence dans la guerre contre l'addiction. Alors à quoi bon... Il sentait au fond de lui que tout cela le mènerait forcément au fond du gouffre, au sens propre comme au figuré. En attendant, il survivait avec la poudre blanche comme seule famille.

Après avoir longé les quais d'Hoboken pendant quelques minutes, Malagacchi s'engouffra dans une ruelle sombre qui s'immisçait entre deux immeubles cubiques sans charme. Il distingua deux clochards vautrés sous des cartons. L'odeur d'urine était lancinante. Hoboken ne s'améliorait pas, Frank Sinatra ne serait pas heureux de constater la déchéance de certains quartiers près de l'Hudson. Au fond de la ruelle qui semblait sans issue, derrière un container à ordures, se dissimulait une porte crasseuse, sans couleur identifiée. L'informaticien appliqua sa main sur un endroit légèrement plus propre que le reste et fixa une cellule au-dessus. De la lumière surgit depuis une fente presque invisible et l'on entendit distinctement les multiples serrures de la porte se déverrouiller.

Riccardo se faufila à l'intérieur en refermant immédiatement derrière lui. Ce n'était pas une cave comme les autres. L'endroit, glauque au possible, empestait le tabac froid, mais c'était chez lui, sa tanière. Les murs bas et sombres s'apparentaient à un cauchemar de claustrophobe. Un canapé en velours rapé n'incitait guère au farniente. Le coin cuisine regorgeait de vaisselle sale et d'emballages divers et variés. Crasseux au possible, l'évier provoquerait sans doute des angoisses à une famille de cafards. Mais c'était au fond de la pièce que les choses devenaient intéressantes. Un long bureau bricolé avec deux tréteaux et une épaisse planche de bois trônait contre le mur. Dessus, on y dénombrait pas moins de huit écrans sur lesquels flottait un zigzag pâlot. L'économiseur d'écran constituait la seule source de lumière de la pièce. Ni fenêtre ni soupirail pour rappeler qu'il y avait de la vie au-dehors. La porte blindée et son système d'empreinte palmaire constituaient le seul lien avec l'extérieur. Et pour en rajouter une couche, Riccardo disposait d'une reconnaissance faciale et oculaire. Gare à qui voudrait pénétrer sans invitation dans ce tombeau. Riccardo considérait ces mesures de sécurité comme totalement disproportionnées, mais son employeur avait insisté pour mettre tout cela en place, et ce n'était pas quelqu'un avec qui l'on négociait.

L'équipement informatique mis à la disposition de Riccardo représentait ce qui se faisait de mieux sur le marché. Du temps où il travaillait pour la CIA, il ne disposait pas d'un matériel aussi performant. Certains processeurs équipant ses ordinateurs n'étaient alors pas encore commercialisés. Il avait d'ailleurs exprimé sa surprise à la réception de tous ces bijoux informatiques. Mais le livreur s'était montré peu loquace. L'homme ressemblait plus à un catcheur qu'à un employé d'UPS, et certainement pas à un avenant démonstrateur dans un Apple Store.

Riccardo Malagacchi s'effondra sur sa chaise de travail et sortit de sa poche le précieux paquet de coke. D'abord le réconfort, ensuite l'effort de ces prochaines heures. Sur un petit miroir, il se prépara une généreuse ligne de poudre avec des gestes de vieil habitué. Un rituel en pilote automatique. Quand tout fut prêt, il s'abandonna dans une profonde inspiration et se laissa tomber en arrière pour savourer le moment. L'explosion de la drogue dans son système nerveux fut quasi immédiate. Le pied intégral. Grosse bouffée de chaleur et d'anesthésie, puis le jouissif sentiment d'invincibilité. La nuit s'annonçait fructueuse.

A suivre...

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