BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 3/28

ÉPISODE 3/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

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CHAPITRE 2

27 novembre 2021 - 7 h 30 - Manhattan Sud, New York - USA

Les marchés n'étaient pas encore ouverts. Tom Kelcey tirait le meilleur de la machine à café, à l'étage des analystes. Dans une salle de trading, on ne manquait jamais de caféine. C'est d'ailleurs en arrivant à Wall Street que Tom avait commencé à boire du café. À l'armée, il se contentait de thé sucré le matin - il ressentait plus le besoin d'énergie que de tension nerveuse. Ici, le type de combat était bien différent et les conséquences aussi. Il observait ses collègues rentrer tour à tour dans la grande salle de conférence.

Chaque matin, lorsqu'il assistait à ce rituel, il essayait d'imaginer ce qui pouvait animer les femmes et les hommes qui passaient cette porte. Certains avaient l'air d'être en pilote automatique. D'autres afichaient un air concentré, comme si leur vie dépendait de ce qui allait se dire dans les minutes suivantes. Et puis il y avait tellement peu de femmes. En infériorité numérique assurément mais certainement en supériorité question compétences. Pour elles, il fallait se battre toujours plus pour gagner en crédibilité, ce qui fait qu'elles étaient souvent plus performantes que les hommes.

Le cérémonial du matin allait débuter dans quelques instants : le briefing des analystes. Chez Brodman & Zimmerman, l'équipe était constituée d'une douzaine de grosses têtes toutes sorties des grandes écoles. Et ces aristocrates de l'entreprise ne prenaient jamais de risques inconsidérés, ils se contentaient de prédire la hausse ou la baisse des actions, à la manière des météorologues. Pour se couvrir, ils n'oubliaient jamais d'utiliser le conditionnel accompagné de nombreux « si... ». Tom ne raffolait pas de ces analystes souvent hautains, pour ne pas dire arrogants. Mais ils représentaient un mal nécessaire puisque, de tout temps, l'investisseur lambda a détesté l'incertitude. Il aime se bercer de cette douce phrase : « On sait où va le marché. » Ou tout du moins, il aime qu'on lui laisse entendre qu'éventuellement, peut-être, on sait où va finir le NASDAQ à la fin de la semaine. Même si, avec le recul, tout le monde sait que le taux de fiabilité de ce jeu de dupes relève du pile ou face. Si le client venait à apprendre que le taux de réussite du trader moyen culmine à peine au-dessus des cinquante pour cent, ce serait une hécatombe parmi les banques et les salles de trading.

Néanmoins, faisant contre fortune bon cœur, Tom se rendait religieusement au briefing pour s'entendre raconter des banalités par les « gars du dessus ». Et le champion toutes catégories s'appelait Scoumoune, alias Robert Eisenstein, analyste sur le secteur pharmaceutique. Difficile de faire plus à côté de la plaque que lui. Si Scoumoune vous recommandait d'acheter du Gilead, vous saviez que le titre allait s'effondrer dans les trois semaines. S'il affirmait avec certitude qu'une boîte de biotechnologie à la mode allait obtenir l'approbation pour son nouveau médicament dans les trois semaines, vous étiez certain que les autorités fédérales s'apprêtaient à rejeter la demande. Tom et certains de ses collègues le surnommaient l'« indicateur inversé ». Finalement, il était assez fiable dans son genre : il suffisait de prendre l'exact contre-pied de ce qu'il préconisait pour gagner de l'argent. Eisenstein était un type passe-partout. Sans âge, de taille moyenne, avec un début de calvitie, mal à l'aise dans ses costumes sur mesure, il représentait une ode à la dépression. Aussi triste que cela puisse paraître, la salle de trading adorait ce genre de bouc émissaire.

Au troisième rang, Tom écoutait d'une oreille distraite Eisenstein finir son laïus sur une boîte pharmaceutique du nom de Narragan Biosciences, une obscure biotech qui prétendait révolutionner le secteur avec un produit miracle capable de faire remarcher les paralytiques. Tom avait l'impression de se retrouver dans ses cours de catéchisme, vingt ans en arrière. L'analyste affichait un bel optimiste sur l'avenir de Narragan Biosciences - il venait même d'avoir un call avec le patron de la société basée près de Boston. Selon ce dernier, Martin Lawrenson, la compagnie développait une technologie ultra-innovante qui devrait, à terme, faire des miracles. Difficile de garder son sérieux lorsqu'on connaissait le passif de Scoumoune. Pourtant, les perspectives de cette société semblaient séduisantes. Tom Kelcey surveillait les chiffres de cette entreprise depuis déjà quelques semaines. Quoi qu'il en soit, il ne ferait investir aucun de ses clients sans une étude plus approfondie que celle de l'indicateur inversé.

Tom se contenta de prendre quelques notes jusqu'à la fin du meeting matinal, bourré des théories habituelles : « Achetez Apple, parce que ça n'arrêtera jamais de monter ! Amazon est en train de devenir la World Company, elle doit être dans tous les portefeuilles ». Dans le monde merveilleux de la finance, on se retrouve souvent sur les mêmes lieux communs, les mêmes titres encore et encore... Les effets de mode ont la vie dure. Du coup, on en oublie des sociétés performantes mais qui génèrent moins d'intérêt dans la presse et les milieux bien informés. Tom, lui, se faisait un devoir de débusquer la nouvelle pépite, plutôt que de miser sur les « grosses Bertha » habituelles de Wall Street. Plus facile à dire qu'à faire. Cela nécessitait un travail de recherche et d'analyse monumental, une veille intellectuelle et technologique de tous les instants. Depuis deux ans, il avait assez bien tiré son épingle du jeu, sans non plus décrocher le gros lot.

En observant quelques sociétés de second plan, dont Narragan Biosciences, pas forcément connues du grand public, Tom avait repéré des volumes de transactions conséquents, laissant présager de futurs mouvements violents, à la hausse comme à la baisse. Rien d'illogique, mais depuis un moment, Tom pensait que certains mouvements d'achat ou de vente suivaient une sorte de méthodologie, comme si des gens derrière ces transactions étaient au courant de ce qui allait se passer. De là à utiliser le terme de délit d'initié... Au début, il s'était méfié de ses propres soupçons. Si quelque chose de louche se produisait, la SEC, l'autorité fédérale de surveillance des marchés boursiers, aurait tiré la sonnette d'alarme. Mais aucun communiqué du gendarme de la Bourse n'avait été publié. Il devait donc s'agir de quelque chose qui dépassait l'entendement de Tom Kelcey. Ou alors, un type particulièrement chanceux rôdait derrière ces opérations. Trop chanceux pour être honnête...

Ces récentes découvertes avaient rendu Tom quelque peu insomniaque. Sa compagne Rebecca l'avait questionné à de nombreuses reprises sur ces nuits blanches suspectes, mais il bottait en touche systématiquement, utilisant le vieil argument des traumatismes de guerre. Le syndrome de stress post-traumatique est un trouble anxieux dont souffrent de nombreux soldats de retour de zones de conflit, ou des civils victimes d'attentat. Pour les proches, les méandres psychologiques de cette « maladie » sont difficilement perceptibles, provoquant en chaîne un sentiment d'impuissance, de frustration et de stress. Rebecca n'échappait pas à la règle. Un des camarades de combat de Tom, avec qui il avait suivi sa formation dans les Marines à Camp Pendleton, s'était suicidé après dix-huit mois en Afghanistan. Aucun signe avant-coureur. Le retour à la vie civile s'était avéré trop difficile, les événements vécus au combat avaient eu raison de son équilibre mental. Sa disparition avait beaucoup perturbé Tom, d'autant qu'il l'avait rencontré deux jours auparavant et que rien ne laissait supposer un tel acte.

Il n'empêche, l'excuse du syndrome de stress post-traumatique lui permettait de fuir les dialogues désagréables avec sa compagne. Il ne cachait généralement rien à Rebecca, mais leur relation en était à un stade où il pensait qu'elle n'avait pas besoin de tout savoir, et au vu de l'ambiance de certains soirs à la maison, il n'avait pas envie de passer pour un type affaibli par une quelconque souffrance vis-à-vis de son passé. Il préférait ne pas en dire trop sur ses histoires de boulot. Du coup, Lamar était le seul au courant de ses soupçons, car le seul à même de comprendre les détails et les implications de cette « découverte » étrange. Expliquer tout cela à Rebecca qui travaillait dans le webmarketing était au-dessus de ses forces. Et parfois, Tom se disait qu'il sombrait dans la parano, qu'il se faisait un délire de trader pensant avoir débusqué le coup du siècle.

Le morning meeting se termina. Comme d'habitude, Tom Kelcey n'avait pas appris grand-chose de ces quarante-cinq minutes qui s'apparentaient plus à du lien social qu'à de l'information opérationnelle. Le seul moment où tout le staff du trading se retrouvait, il fallait se montrer, les gros poissons du management ne rataient jamais la messe. Tout cela était primordial quand venait l'attribution des bonus de fin d'année.

Plus de soixante personnes se levèrent dans un étonnant mouvement coordonné, pressées d'en découdre. Tom se dirigea vers son desk, déjà concentré. Il lui restait un peu plus d'une heure avant l'ouverture, mais tous les éléments de sa routine matinale n'étaient pas encore en place. Il sentit un regard pesant sur lui. Son chef de desk, Bill Callahan, avait une manière de regarder les gens tellement insistante que l'on pouvait le sentir à dix mètres à la ronde.

- Alors, Bill, tu veux me faire des excuses pour avoir tenté de m'écraser ce matin ? lança Tom avec ironie.

- Écoute-moi bien, mon gars, si j'avais voulu t'écraser, tu serais déjà à la morgue, et moi je serais en fuite en direction du Canada. Mais si j'avais vraiment voulu te supprimer, je l'aurais fait faire par des copains du Bronx et on n'aurait jamais retrouvé ton corps. Donc, non, je ne suis pas venu m'excuser. Je peux te parler deux minutes ? demanda-t-il d'un ton légèrement plus grave.

Une question pour la forme mais qui avait tout d'un ordre. Tom emboîta le pas de son boss déjà parti en direction du bocal, son bureau. Situé tout au fond de la salle de trading, c'était une pièce de quarante mètres carrés avec un bureau, une table, deux fauteuils et une généreuse baie vitrée offrant une vision parfaite sur tous les traders. En revanche, aucune vue à couper le souffle sur l'extérieur ; ce privilège était réservé aux personnes placées au-dessus de Bill dans la hiérarchie. À New York, l'étage où se trouve votre bureau, sa situation, son aménagement, tout est codifié, jusqu'au nombre de tiroirs. La baie vitrée de Bill Callahan permettait bien entendu de surveiller les traders à l'œuvre et offrait aussi sa petite dramaturgie. Dès qu'un employé était convoqué dans le bureau directorial, personne n'en perdait une miette. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Une séance de calinothérapie ou un passage de savon en règle ? La salle des marchés disposait de l'image, mais pas du son.

L'antre du chef des traders ressemblait probablement à celui de tous les vieux briscards de Wall Street. Y trônait l'éternel graphique du Dow Jones sur les cent vingt dernières années, avec des annotations sur chaque événement marquant de l'histoire de la Bourse américaine. Tout cela était bien symbolique, car au gré des fusions, des faillites et des baisses de cours, les composants de l'indice des années 1930 et ceux de 2021 n'avaient rien à voir.

Le fauteuil en cuir de Callahan datait d'au moins trois cent cinquante ans. Cela avait d'ailleurs fait scandale quand il était arrivé dans la société. On avait bien essayé de lui imposer ces chaises modernes avec un petit cintre sur le dossier pour accrocher sa veste. Impensable pour Callahan qui avait campé sur ses positions et sur son fauteuil en cuir. Si l'on faisait abstraction de la vue sur la salle des marchés, en pénétrant dans cette pièce, on avait l'impression de se projeter cinq décennies en arrière. L'âge de cette vilaine statuette posée sur le bureau de Callahan. Elle figurait le combat d'un Bull et d'un Bear, l'imagerie d'Épinal de Wall Street, le Bull représentant la puissance des marchés haussiers contre le Bear et ses marchés baissiers.

Tom Kelcey se glissa dans le fauteuil en face du maître des lieux avec un désagréable picotement au tréfond de l'estomac. Sur le qui-vive, il était impatient de savoir ce que lui valait cette invitation impromptue. Il passa nerveusement une main dans ses cheveux châtains respectant parfaitement le code de la coupe des Marines. En deux ans, mis à part pour l'annonce du bonus annuel, il avait été convoqué deux fois. La première ne lui laissait par un souvenir impérissable, faisant suite à une échauffourée avec un autre trader sur le floor. Son adversaire, un brin agressif, avait été licencié sur-le-champ, mais Tom eut droit à une retentissante remontée de bretelles. Ce jour-là, les jointures des doigts de Callahan avaient eu l'air au bord de la rupture. Il se demandait encore comment il avait échappé au poing dans la figure. La seconde convocation avait été nettement plus reluisante. Son boss l'avait félicité pour un trade magistral sur une entreprise de pointe dans l'intelligence artificielle qui s'était fait racheter trois jours plus tard. Avec des infos de première main, Tom avait raflé le gros lot ce jour-là... Mais que lui voulait Bill en ce lundi matin, à moins d'une heure de l'ouverture ?

Callahan soupira en fixant Tom, sans un mot. Les secondes, intenables, durèrent des heures. Le jeune trader peinait à soutenir le regard de son supérieur qui finit par lâcher le morceau :

- Tom, je suis convoqué au domicile de Dalmore, ce soir.

La façon dont il lâcha Dalmore était sans équivoque, avec une bonne dose de mépris. Mais c'était le boss, alors on faisait avec. Ça n'empêchait pas Callahan de le considérer comme un gros con. Ce n'était pas un scoop. Puis, il continua sur un ton contrarié :

- Tu peux imaginer que je n'ai aucune envie de mettre les pieds dans les Hamptons ce soir. Et en plus, je déteste l'idée de ne pas savoir ce qui m'attend. Je n'ai rien à me reprocher, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que tout cela n'annonce rien de bon. Tu vois ce que je veux dire ?

- Tout à fait clair, glissa Tom sur la défensive.

- Je me suis donc dit que s'il y avait un type dans cette salle des marchés qui pourrait me rencarder sur un truc bizarre, ce serait bien toi.

- Moi ? Mais pourquoi moi ? demanda Tom d'un air surpris.

- Ne me prends pas pour un débile ! Avec ta gueule à la Ryan Gosling, tout le monde t'adore. Tu causes à tout le monde, tu as un talent inné pour repérer ce qui ne va pas dans une opération financière. Je dis simplement que s'il y a quelque chose de pourri dans cette salle, tu dois forcément être au courant. Je me trompe ?

- Euh... Tu me fais trop d'honneur, mais en supposant que ça soit vrai, là, tout de suite, je ne suis au courant de rien... En plus, la semaine dernière j'étais en formation. Je n'ai parlé à personne depuis dix jours...

A suivre...

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