BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 11/28

ÉPISODE 11/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

►► RETROUVEZ ICI L'ÉPISODE PRÉCÉDENT

______

CHAPITRE 7

28 novembre 2021 - 4 h 00 - Brooklyn, New York - USA

Tom Kelcey se leva en sursaut à 4 h, interrompant un mauvais rêve qui mêlait de façon incompréhensible souvenirs de guerre et trading. Il sauta dans un jean, enfila un tee-shirt et un pull noir à col roulé. Il avala un café en quelques secondes contre le bar de la cuisine qui donnait sur le salon, les yeux dans le vague en direction de la jetée où ils venaient de se faire tirer dessus. Depuis son retour d'Afghanistan, il y avait un peu plus de deux ans, Tom avait réappris à se sentir en sécurité dans cette ville qui était devenue la sienne. Parfois, il entendait des coups de feu au loin, mais avec le temps, il gérait la chose. Depuis un moment, mis à part ses cauchemars qui le ramenaient à Mossoul presque toutes les nuits, sont état psychique s'était amélioré. Finies les crises d'angoisses qui déboulaient sans crier gare. Il devait avouer que New York et sa banlieue lui inspiraient confiance, jusqu'ici. Une confiance qui venait de voler en éclats, et dont il se demandait si elle pourrait se reconstruire. Là dehors, des gens étaient prêts à lui coller une balle dans le crâne pour une histoire de short-trading... Impensable quelques heures auparavant.

Après une petite marche jusqu'à la station de métro située à quelques encablures de son appartement, il sauta dans la ligne B jusqu'à Atlantic Barclays Center, puis la 3 pour Wall Street Station. Il effectua les derniers mètres à une cadence soutenue jusqu'au 185 Pearl Street où trônait les bureaux de Brodman & Zimmermann. En arrivant au quarante-troisième étage, Tom aperçut Bill Callahan déjà dans son aquarium. La tête entre les mains, il donnait l'impression de se faire une inhalation avec son café. Il n'avait pas dû dormir très longtemps, lui non plus.

- Salut, claironna-t-il en ouvrant la porte du bureau de Bill, sans frapper comme d'habitude. Son patron sursauta, signe d'une tension extrême.

- Salut, Tom, souffla-t-il.

- J'imagine que la nuit n'a pas dû être très facile, je me trompe ? demanda Tom dans un demi-sourire.

- Figure-toi que je n'ai pas l'habitude de me faire tirer dessus avant d'aller me coucher. J'imagine que vous, les Marines, vous connaissez bien ce genre de désagrément et que vous prenez ça comme je mange du bacon au petit déjeuner. Mais moi, je suis un gamin de la banlieue de New York. La seule zone de guerre où je suis allé, c'est dans le Bronx, quand j'avais besoin de pièces de rechange pour ma Dodge !

L'ancien militaire faillit éclater de rire.

- Au moins je vois que ton sens de l'humour reste intact, c'est une bonne nouvelle.

Tom saisit la chaise en face de son supérieur et se laissa tomber dessus :

- Bon, boss... qu'est-ce qu'on fait ?

Callahan se jeta en arrière dans son fauteuil. L'articulation du meuble grinça de douleur sous son poids. Il soupira et glissa sur le ton du complot :

- Étant donné que je n'ai pas dormi des masses, tu peux imaginer que j'ai eu le temps de réfléchir...

Il marqua une pause quasi théâtrale et passa la main dans les cheveux qui lui restaient.

- J'ai l'impression que l'on joue contre plus fort que nous, et ce quelqu'un a un, voire plusieurs coups d'avance.

Tom hocha la tête et Bill enchaîna :

- A priori, les seules personnes au courant de mon rendez-vous avec Dalmore hier soir étaient son assistant et toi. En repartant de chez lui, je n'ai parlé à personne, sauf à toi. Comme tu t'es fait tirer dessus en même temps que moi et que tu as failli y laisser ta peau, je doute que tu sois l'esprit machiavélique à l'origine de cette agression. Ce qui signifie que j'ai été suivi, vraisemblablement par quelqu'un de très bien informé... Ou que l'assistant est derrière tout ça, mais lui est incapable de faire la différence entre une action et une obligation, donc j'ai des doutes. À la limite, on pourrait même imaginer que le majordome était également au courant. Qu'est-ce que tu en penses ?

- Il y a lui aussi, répondit Tom en désignant l'étage du dessus.

- Comment ça lui aussi ? l'interrompit Bill avec un regard chargé d'incompréhension.

- Dalmore aussi était au courant.

Callahan fixa Kelcey avec des yeux vides.

- C'est évident, mais vu ce qu'il m'a raconté, je l'exclus d'office.

- Les types qui ont abordé le big boss pour lui mettre ce marché en mains sont clairement bien renseignés et très organisés. Ils ont les moyens de se payer un tireur et font assez peu cas de la vie humaine. Mais pourquoi ont-ils voulu nous descendre ? Toi, tu n'étais au courant de rien il y a encore douze heures, et moi, je n'avais que des soupçons (qui sont devenus des convictions depuis hier soir). Fondamentalement, on ne sait rien. Si on met bout à bout les infos que t'a données Dalmore et mes suppositions, ça ne pèse pas lourd. Je ne suis ni flic ni procureur, mais il n'y a strictement pas de quoi appeler le SWAT* !

- Je sais bien, marmonna Bill Callahan. Mais j'ai l'impression que c'est lorsqu'on a prononcé le mot « Narragan » que le gars a tiré.

- J'ai le même sentiment. En venant, dans le métro, j'ai essayé de me renseigner à son propos sur le Net. Mis à part le fait qu'elle est dans la recherche, que c'est une biotech et qu'elle serait sur le point de trouver une solution pour la repousse de la moelle épinière, il n'y a rien de neuf depuis des mois. D'accord, Scoumoune est convaincu comme jamais de la hausse du titre, mais rien ne justifie vraiment d'aller short.

Bill sourit en pensant à l'indicateur inversé qu'était Scoumoune, et il se rendit compte que c'était la première fois qu'il se relâchait depuis un moment.

Tom poursuivit son monologue :

- Les dernières publications trimestrielles datent d'il y a six semaines. C'était plutôt bon par rapport aux attentes de ces clowns d'analystes, et les prochaines annonces viendront début janvier. Pourtant, au niveau des volumes d'opérations, ce sont exactement les mêmes mouvements que sur les autres titres que j'ai repérés ces derniers mois.

Un grand silence s'installa dans la pièce. Les deux hommes avaient suffisamment d'expérience pour débusquer des anomalies. Cependant, ils ne comprenaient pas cette spirale qui les avait menés aussi rapidement au bord du précipice.

Tom développa son analyse :

- Tu sais, d'après ce que j'ai observé sur les autres titres, c'est aujourd'hui qu'il doit se passer quelque chose. C'est pour ça que j'ai initié la position hier soir.

- Mais t'avais pas peur que la SEC te tombe dessus ? s'emporta Bill. Tu ne crois pas qu'ils vont se faire un plaisir de te déchiqueter comme des hyènes affamées ?

Kelcey ramena ses mains sous son menton comme s'il allait lui dévoiler quelque chose d'important...

- Bill, j'ai étudié tous les cas suspects que j'ai trouvés ces dernières semaines : les volumes, le nombre de titres échangés, les upgrades et downgrades** qui ont été faits durant les trois semaines précédentes, depuis que les volumes étranges sont apparus. J'ai aussi étudié toutes les nouvelles qui tournaient autour de la société avant, pendant et après.

Tom reprit son souffle en regardant le graphique accroché au mur derrière Bill et enfonça le clou :

- Et jamais, je dis bien jamais, il n'y a eu la moindre mention d'implication de la SEC. Pourtant, c'est évident qu'il y a eu de l'insider trading - que des gens mieux informés que les autres étaient carrément dans le délit d'initié ! Mais les autorités ne se sont jamais mêlées de ces histoires, comme si quelqu'un leur disait de rester couchées à la niche. Même un chimpanzé bien dressé pourrait identifier les trades comme suspectes, alors un fonctionnaire qui bosse dans la supervision des marchés devrait y arriver aussi.

Alors que Tom observait Bill d'un air satisfait, il remarqua que son patron était soudain devenu livide. Il fixait on ne sait trop quoi par-dessus l'épaule de son trader.

- Bill ? Ça va ?

Callahan répondit d'une voix tremblante en désignant de son index un point invisible, loin de l'autre côté de la vitre du bocal :

- Regarde CNBC !

D'un coup de talon, Tom fit pivoter sa chaise à cent quatre-vingts degrés.

Sur l'immense écran de télévision au-dessus de la dernière rangée de traders, au fond de la salle, il vit un homme au regard fatigué qui parlait à une journaliste.

Le crâne dégarni, avec une barbe poivre et sel impeccablement taillée, l'homme avait dû être séduisant quelques années auparavant. Mais aujourd'hui, il avait l'air vidé de toute substance, de toute énergie. La dépression se lisait dans ses yeux.

En bas de l'écran, on pouvait lire son nom : Martin Lawrenson, CEO de Narragan Biosciences. À côté, la raison de son interview s'affichait en lettres capitales dans un bandeau tournant : « NARRAGAN BIOSCIENCES ANNONCE LA DESTRUCTION TOTALE DE TOUTES SES DONNÉES DE RECHERCHE ACCUMULÉES SUR PLUS DE QUINZE ANS. TOUTES LES AVANCÉES SUR LE RÉTABLISSEMENT DE LA MOELLE ÉPINIÈRE SONT DÉFINITIVEMENT PERDUES. »

Tom Kelcey et Bill Callahan observaient l'image sans le son. Ils virent la journaliste réapparaître en gros plan. Inutile d'entendre sa voix pour deviner ce qu'elle disait. Les caractères rouge foncé au-dessous de son visage ne laissaient aucun doute : Narragan Biosciences était indiquée en baisse de soixantedix pour cent à l'ouverture.

- Si on voulait couvrir notre short en évitant d'être impliqués dans l'histoire, je crois que c'est trop tard, affirma Tom posément.

Le jeune trader venait de digérer l'information qui passait en boucle sur CNBC. S'ils avaient eu encore besoin de preuves, cette fois, la situation semblait tout à fait claire. Un dramatique coup du sort pour Narragan Biosciences. Et des gens avaient su à l'avance ce qui allait se produire. Callahan paraissait complètement assommé.

- Je crois que tu ne te rends pas compte, Tom. Si la SEC met son nez là-dedans, on en a pour des mois... Et en ce qui me concerne, je ne peux pas me permettre d'être impliqué dans un truc pareil. Dois-je te rappeler mon CV ?

Peu de gens étaient au parfum, mais Bill Callahan avait été impliqué dans une histoire de délit d'initié voilà quelque temps. Callahan avait écopé d'une vilaine condamnation : une amende salée qu'il avait mis des années à rembourser jusqu'au dernier cent. Laissé en liberté, la menace d'un sursis pesait au-dessus de sa tête. Et depuis ses mésaventures, la manière de fonctionner des hommes de la SEC s'était visiblement rapprochée des méthodes de la Gestapo au meilleur de l'Allemagne nazie.

- Bill, sois tranquille ! Personne ne sait ce que je sais. Et Dalmore n'est pas au courant que j'étais short. En tout cas, je te couvrirai. Mais surtout, n'oublie pas ce que je t'ai dit : lors des opérations précédentes, les autorités ne s'en sont jamais mêlées. Ça m'étonnerait qu'elles s'en mêlent cette fois-ci.

Callahan souffla un « merci » à peine audible et cacha ses yeux dans les paumes de ses mains, comme si ce geste allait faire disparaître ses problèmes lorsqu'il retrouverait la lumière.

Tom était certain à cent pour cent que la SEC ne poserait pas de problèmes. En revanche, ce qui l'inquiétait, c'était la motivation des gens qui avaient recruté un tueur pour leur régler leur compte. Assis sur sa chaise, il tournait le dos au gigantesque écran de télévision où l'interview du CEO de Narragan Biosciences s'était achevée. Le présentateur du matin égrenait maintenant la liste des nouvelles de la journée et l'agenda des prochaines heures.

Son collègue et ami Lamar Loggins avait les yeux rivés sur le bocal, imperméable au brouhaha des employés qui hurlaient autour de lui. Le responsable du trading de la biotechnologie était soudainement devenu le centre d'attraction. Tout le monde voulait traiter de Narragan Biosciences : l'homme croulait sous les demandes de prix et criait des niveaux d'achats ou de ventes à qui voulait l'entendre. Lamar se fichait pas mal de ce cirque. Il était captivé par la discussion inaudible qui se déroulait dans le bureau de Bill Callahan.

Le patron semblait complètement abattu et son collègue Kelcey essayait visiblement de le rassurer. Sans grand succès, de prime abord. Mais que se passait-il ? Lamar n'avait pas eu l'occasion de parler à Tom ce matin, puisque ce dernier était arrivé bien avant lui. Ce qui était tout à fait inhabituel, vu que Lamar vivait sur Manhattan et ne prenait pas le métro, contrairement à son collègue.

Soudainement, Tom se leva et jeta un œil dans sa direction. Lamar croisa son regard et il n'aima pas du tout ce qu'il y vit.

Tom venait de comprendre qu'il devait prendre les choses en main. Il s'en sortirait sans l'aide de son supérieur, tétanisé et impuissant. Se faire tirer dessus pour la première fois laissait des traces, et il lui faudrait du temps pour s'en remettre. De son côté, Tom disposait d'une digestion plus rapide. En revanche, la présence d'un sniper armé en plein Brooklyn était des plus inquiétantes. Il en était convaincu, les choses n'allaient pas en rester là.

Le trader sortit de la pièce en lançant à Callahan :

- Je vais voir ce que je peux faire avant l'ouverture. Éventuellement clôturer la position et me renseigner davantage sur Narragan.

Au fond de la salle, il croisa le regard interrogatif de Lamar. Il allait aussi devoir gérer ça sans que son ami ne fasse un arrêt cardiaque.

A suivre...

--

(*) Unité de police d'élite aux États-Unis.

(**) Les upgrades et les downgrades sont des recommandations d'achat ou de vente faites par les analystes financiers. Lorsqu'un analyste annonce une nouvelle recommandation, le titre subit (en général) des pressions à l'achat (upgrade) ou à la vente (downgrade).

________

Découvrez la suite chaque jour à 14h sur LaTribune.fr... 
Ou en librairie : « Wall Street en Feu », Talent Éditions - 21,90 euros

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.