BONNES FEUILLES. « Wall Street en Feu » 8/28

ÉPISODE 8/28. La Tribune vous offre 28 épisodes d'un thriller financier hautement addictif. Si vous avez aimé La Firme de John Grisham, alors vous succomberez au premier roman de Thomas Veillet, ex-trader de la banque UBS devenu journaliste financier : « Après avoir vécu l'horreur des combats en Afghanistan, Tom Kelcey pose son paquetage à New York. Bien résolu à se défaire des stigmates de la guerre, il entame une prometteuse carrière de trader à Wall Street, dans une prestigieuse salle des marchés. Son sens de l'observation lui permet de détecter des anomalies et de réaliser des profits colossaux ; sans le savoir il vient de déranger de puissants intérêts ».
(Crédits : Talent Editions)

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Bill réfléchit un instant, immobile, puis il contourna l'énorme bureau en bois précieux pour se diriger vers le canapé. Il se rendit alors compte que Dalmore l'observait comme s'il était possédé.

- Narragan a terminé légèrement en hausse sur la séance d'aujourd'hui et n'a pas bougé depuis la clôture. Tout ça ne veut strictement rien dire. Que vous a dit d'autre votre ami ?

Dalmore ne releva pas la pique et lui répondit :

- Il m'a demandé d'observer ce qui allait se passer, de ne surtout rien faire et qu'il me contacterait. Mais cette histoire pue, et je n'ai aucune intention d'entraîner ma boîte dans la moindre action illégale.

- Je comprends bien. Je ne suis ni flic ni membre de la task force de la SEC, mais c'est vrai que ça n'augure rien de bon. J'espère que vous n'avez effectivement rien fait ?

- Non, bien sûr ! C'est pour ça que je vous en parle. Je n'ai pas le dixième de votre expérience et aucune envie de me faire griller par la SEC, et encore moins par ces types.

- Ces types ? sursauta Callahan. Ils étaient plusieurs ?

- Non, non, fit Dalmore en changeant légèrement de couleur de peau. Mais je me doute bien qu'il n'est pas tout seul dans ce genre d'opération.

Soudainement, Callahan fut pris d'une bouffée de chaleur : et si par hasard un de ses traders était short sur Narragan ? Qu'allait-il se passer ? Il garda son stress pour lui et prit note de vérifier tout cela lorsqu'il serait seul, en espérant que Dalmore n'ait pas remarqué sa sueur froide.

- Est-ce que votre contact vous a dit ce qui se passerait si vous refusiez de jouer leur jeu ?

- Non... Il m'a juste dit qu'il me recontacterait. Je ne sais même pas son nom, je ne sais pas où le joindre. Mais pour être franc, il ne donnait pas l'impression de me laisser le choix. Je crois qu'il faut qu'on se résigne à observer cette société biotech. On verra pour la suite à donner.

- Je suis d'accord avec vous, monsieur Dalmore. Le seul truc qui me chiffonne, c'est de ne pas savoir comment ils se protègent des contrôles de la SEC. Depuis ces quinze dernières années et l'avènement de l'informatique, les super compliance officers sont capables de trouver une aiguille dans une botte de foin. Si vous avez le malheur d'acheter trop de titres d'une boîte qui fait une annonce un tant soit peu positive dans les trois semaines suivantes, ils vous tombent dessus comme une meute de loups tombe sur un troupeau de moutons en montagne.

Callahan prit une profonde respiration et continua :

- Ce qui me fait dire que ça doit être une sacrée organisation, là derrière. Ou alors ils ont la SEC dans la poche... conclut-il en regardant par la baie vitrée.

Ce qui paraissait tout bonnement impossible.

Les deux hommes restèrent silencieux quelques secondes. Jason Dalmore semblait légèrement sur les nerfs - qui ne l'aurait pas été à sa place. L'homme n'avait jamais vraiment dû travailler dans sa vie. Son père avait fait fortune en Californie en spoliant des fermiers de leurs terres, puis en installant des derricks pour extraire de l'or noir. Le fils avait plus ou moins passé sa jeunesse dorée à organiser des soirées dans les palaces de Beverly Hills, entre grosses voitures et putes de luxe. Le décès de son père avait été un réveil brutal, et il s'était investi dans ce projet de finance. Probablement parce que c'était le seul truc qui l'avait un peu excité durant ses brèves études universitaires.

Il n'avait pas trop souffert pour construire son empire financier personnel. Callahan se dit soudain que cette rencontre étrange à son club de golf constituait sans doute le premier véritable problème de sa vie.

Callahan ne savait pas trop comment prendre cette histoire, mais il voulait être sûr que ses traders ne mettent pas les pieds dans ce marécage qui puait l'embrouille à trois cents mètres. Il allait devoir agir dès ce soir, mais il fallait d'abord qu'il sorte d'ici.

La voix de Dalmore le tira de sa réflexion :

- Qu'en pensez-vous ? Je vous laisse regarder ce qui se passe sur Narragan, s'il se passe quelque chose, et on voit au fur et à mesure ?

Bill hocha la tête sans rien dire puis, après quelques secondes intenses, demanda :

- Vous croyez que l'on doit avertir les flics ?

Le boss bondit de son siège et, tentant de reprendre son calme, lâcha :

- Surtout pas ! Tant qu'on n'en sait pas plus, il ne faut pas réveiller ces gars. Sinon, ils vont fourrer leur nez un peu partout dans nos affaires et on n'a vraiment pas besoin de ça. Si jamais le gars du golf me recontacte, on avisera.

- Nous avons la conscience tranquille.

Même s'il percevait une certaine menace, Callahan se sentait presque en position de force soudainement. Lui qui était venu la peur au ventre se retrouvait presque à devoir soutenir son patron et à le rassurer face à un danger extérieur, comme si les contrôleurs des impôts lui avaient signifié leur visite pour le lendemain matin à la première heure. Il fallait bien avouer que les agents de l'IRS, le fisc américain, n'étaient pas du genre à plaisanter, ils avaient le don pour mettre à sac votre bureau comme personne. Dalmore semblait vraiment tendu. Il avait perdu de sa superbe.

Callahan se leva en disant :

- Bien, monsieur, je vais vous laisser, j'ai de la route à faire. Vu ce dont on vient de discuter, je crois que je vais repasser par le bureau pour vérifier deux ou trois choses.

- Parfait, Bill, je vous remercie de vous être déplacé. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne voulais pas en parler au téléphone.

- Pas de souci. Je comprends. Vous avez bien fait de m'en parler.

Bill ramassa la feuille sur laquelle il avait griffonné les noms des autres sociétés mises en avant par le mystérieux contact de Dalmore et la fourra dans sa poche.

Le patron de Brodman & Zimmermann le raccompagna jusqu'à la porte de son bureau, mais pas plus loin. Bill avait l'impression qu'il voulait tout à coup se retrouver seul au plus vite et qu'il n'avait pas très envie de lui serrer la main. Un nuage de COVID passa dans la pièce et Bill se rappela que la fin de la pandémie était encore trop proche pour espérer retrouver les effusions du passé. Il inclina la tête en souhaitant une bonne soirée à son patron qui gardait les mains résolument enfoncées dans ses poches.

- Mon majordome va vous raccompagner à votre voiture, dit-il tout en sortant enfin les mains de son pantalon pour se resservir un whisky. La notion de boire pour oublier prenait tout son sens ce soir.

Le chef des traders descendit les escaliers en passant à côté d'un buste en bronze sans doute aussi cher qu'il était laid. En bas des marches en marbre se tenait son ami « Higgins » qui l'attendait patiemment. Il se demanda si le majordome dormait avec deux dobermans et s'il avait fait partie des services secrets britanniques. Bill esquissa un sourire rien qu'à cette idée.

L'Anglais le raccompagna à sa voiture. Quelques minutes plus tard, il laissait Westhampton Beach et se dirigeait vers l'autoroute en direction de Eastport, un trou perdu qui devait compter quarante habitants et une station-service. Il s'y arrêta pour faire le plein et acheter des cigarettes. Il ne fumait plus officiellement, mais quand il avait besoin de réfléchir - allez savoir pourquoi -, ça lui éclaircissait les idées.

Il ouvrit son coffre et en sortit la mallette qui contenait son ordinateur portable. Il posa le tout sur le capot de son impressionnante voiture. Il connecta son MacBook à son smartphone et ouvrit l'application qui lui permettait de se connecter aux positions trading de Brodman & Zimmerman. Alors que l'écran affichait un tigre stylisé (le logo de la compagnie), il ouvrit une session grâce à ses empreintes digitales, puis laissa tourner le système quelques secondes en allumant une cigarette. Il se redressa un bref instant et prit une profonde bouffée de nicotine, salvatrice.

Bill Callahan se trouvait sur un parking au milieu de nulle part, son visage fatigué éclairé par la lumière de l'écran. D'un geste sûr, il entra les symboles des titres qui l'intéressaient. Quelques secondes plus tard, une liste d'opérations apparut, avec des lettres à côté de chaque deal : le code du trader qui avait géré la position. Il s'attarda quelques instants pour observer plus en détail certaines lignes, soupira et se redressa pour soulager ses lombaires.

Callahan claqua l'écran du Mac, observa le ciel un bref instant pour tenter de canaliser sa colère. En pure perte. À peine s'il se vit taper du poing sur le coffre de la Dodge. Geste qu'il regretta instantanément. Il vérifia qu'il n'ait pas laissé de trace, rangea l'ordinateur, s'assit au volant et déverrouilla son iPhone.

Après avoir trouvé le contact qu'il souhaitait, il appuya sur le bouton vert d'appel et attendit.

Une voix légèrement métallique répondit au loin :

- Allô...

- C'est moi. Tu es chez toi ?

- Oui

- Je suis dans les Hamptons, je serai là dans une heure et demie à peu près.

- Tout va bien ?

- Il faut qu'on parle...

CHAPITRE 5

27 novembre 2021 - 23 h 50 - Brooklyn, New York - USA

Alors qu'il roulait sur l'autoroute en direction de « Big Apple », Callahan réfléchissait en tentant de rester concentré sur sa conduite. Que voulait cet inconnu, qui était-il, qu'y avait-il derrière cette stratégie et surtout, d'où tenait-il ses informations ? Une efficacité pareille n'augurait rien de bon ni de licite. Le vieux trader pratiquait le métier depuis plus de trente ans. Il savait bien que la finance n'était pas une science exacte, autrement, il aurait acheté un chalet dans le Montana depuis longtemps, histoire de pouvoir passer ses journées à pêcher loin de tout. Alors pourquoi bossait-il encore ?

Si ce type disposait d'informations exclusives, peut-être travaillait-il avec un de ces groupes de partage. Callahan en avait entendu parler voilà une dizaine d'années. Ce principe d'échange de données confidentielles avait été mis en place par des hedge funds, ces fameux fonds que l'on qualifiait souvent d'ultra-spéculatifs. Les instigateurs de ces projets vous proposaient de rentrer dans un groupe et de partager des infos, pour autant que chacun ramène sa part. Celui qui ne livrait pas assez de « matériel » aux autres s'en trouvait automatiquement viré. La sélection naturelle jouait à plein selon un principe implacable : le plus influent et le plus riche ne partageait qu'avec d'autres « plus influents et plus riches ».

Au moment de l'apparition de ces groupes de partage, le FBI et la SEC s'étaient associés pour leur mettre la main dessus, et certaines vedettes du monde des hedge funds en avaient pris pour leur grade : suspension de l'industrie pour des durées de dix ans, peines de prison avec sursis et amendes gargantuesques. Callahan croyait se souvenir que tout en haut de la pyramide, certains avaient fini dans des cellules de Rikers Island, pas pour longtemps mais suffisamment pour leur ôter l'envie de recommencer.

L'éternel problème des délits d'initiés : les autorités éprouvaient toujours autant de difficultés à prouver leur véracité. À moins de tomber sur des témoins providentiels ou des écoutes téléphoniques accablantes, il était quasiment impossible de sanctionner les contrevenants, souvent représentés par la crème de la crème des avocats.

Mais dans le cas présent, l'instinct de Callahan le guidait dans une autre direction. Les prises de participation, les approches au bord d'un golf, l'affaire semblait sortir des sentiers battus de la délinquance boursière classique. Bill se sentait prêt à libérer son imagination pour tenter de comprendre, mais une variable dans l'équation lui manquait.

Il était 21 h 45 lorsque Callahan approcha de l'aéroport JFK, où la circulation devint plus dense. Après la crise du COVID, les banlieusards paraissaient pris d'une frénésie de shopping, de sorties à New York, comme si leur vie en dépendait. Pour certains privilégiés, la privation de consommation dans la mégapole américaine avait été, semble-t-il, une torture bien plus grave que la crise économique. Autour de l'aéroport, les bus qui assuraient la liaison pour Manhattan se remplissaient et donnaient presque à Bill des envies de voyage. Ces derniers mois n'avaient pas été faciles pour lui, entre la folie au bureau en pleine crise sanitaire, des marchés boostés par les multiples stimulus générant des volumes insensés, mais aussi des stress majeurs à l'idée de ne pas être suffisamment investi alors que tout montait à une vitesse grand V. Puis la baisse fulgurante des bourses mondiales dans la foulée de l'assassinat sordide de deux membres de la réserve fédérale, puis la destitution du Président des États-Unis à la suite d'une maladie dégénérative, puis...

La volatilité et l'anxiété avaient été au top. Sans compter que sa femme lui pourrissait la vie depuis un bon moment. Et maintenant cette histoire de chantage probable et de délit d'initié ! Les choses ne semblaient pas vouloir s'arranger. Alors la perspective de prendre le premier avion à JFK pour partir très loin, disparaître, s'installer à l'autre bout du monde et recommencer à zéro...

Tentant... mais cela resterait un doux fantasme. Se retrouver sur une plage de Bali ou d'ailleurs, à ne rien faire d'autre que boire de la bière locale : il savait qu'il ne supporterait pas ce traitement plus de trois semaines.

Callahan poussa un interminable soupir de lassitude, tout en faisant attention de ne pas rater la bifurcation de Belt Parkway pour Brooklyn. En entrant dans l'échangeur, il ne remarqua pas le gros Cadillac Escalade qui se cala dans son sillage à bonne distance.

A suivre...

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