Avis de tempête sur Séville. Le sommet spatial ministériel informel sur la compétitivité spatiale pourrait remodeler profondément le secteur des lanceurs et faire bouger les actuelles frontières entre les trois pays majeurs de cette filière (France, Allemagne et Italie) aujourd'hui en grande souffrance. L'Europe n'a plus aucun lanceur actuellement en service à la suite d'une invraisemblable série de déboires : les multiples retards dans le développement d'Ariane 6 conjugués à la fin de vie trop prématurée d'Ariane 5, les dysfonctionnements à répétition du lanceur italien Vega-C et, enfin, l'arrêt brutal des lancements Soyuz depuis le Centre spatial guyanais (CSG) à la suite de l'invasion russe en Ukraine. Ce qui oblige la Commission européenne à conclure un accord de sécurité avec les Etats-Unis pour lancer dès 2024 deux à quatre quatre satellites de la constellation ultra-sensible Galileo grâce à SpaceX (deux vols Falcon 9).
Face à ce « Trafalgar » spatial, les trois pays se déchirent sur ce que doit être l'avenir de la filière européenne dans le domaine des lanceurs. Le feu couvait depuis plusieurs mois et l'accord de sécurité négocié entre l'Union européenne et les Etats-Unis a servi de détonateur. Il a révélé les points de désaccords profonds entre Paris et Berlin, entre Berlin et Rome et, enfin, entre Paris et Rome. Pourquoi ? L'Allemagne, la France et l'Italie, toutes guidées par leurs arrière-pensées, poursuivent légitimement leur propre agenda stratégique mais au mépris de l'esprit européen. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que ces agendas ne sont pas du tout alignés les uns des autres. Mais vraiment pas. Ainsi, Séville pourrait être en quelque sorte un nouveau Yalta européen dans les lanceurs, secteur clé pour l'Europe si bien sûr elle veut garder un accès autonome et robuste à l'espace.
Ariane 6 cristallise
Au-delà des désaccords entre Paris et Berlin sur le périmètre et les modalités de l'accord de sécurité, c'est bien le futur lanceur lourd européen Ariane 6 qui sera au centre des débats et des... polémiques. La France soutient la proposition d'ArianeGroup, filiale du motoriste Safran et d'Airbus, qui demande une aide publique de 350 millions d'euros (contre 140 millions entre le premier et le 15e vol) à partir du 16e lancement (fin 2026, début 2027) pour l'exploitation d'Ariane 6 au CSG afin que le lanceur reste compétitif sur le marché commercial. La France avancerait soudée, explique une source industrielle à La Tribune même si « chaque acteur a sa perspective et son histoire ». Ce montant de 350 millions d'euros qui tient compte de l'inflation, doit encore être agréé par l'Agence spatiale européenne (ESA) et les États membres lors du sommet de Séville.
En parallèle, il est demandé à la filière européenne un nouveau plan d'économie à travers une feuille de route. « Il faut à la fois le budget annuel de couverture d'une partie des frais fixes puis un effort de chacun des partenaires industriels pour s'aligner sur l'objectif de réduction des coûts », précise cette même source à La Tribune. Mais comment les fournisseurs d'ArianeGroup dans chaque pays européens vont-ils s'aligner ou pas sur la feuille de route de réduction des coûts ? « ArianeGroup a une pierre dans son jardin. Il faut avoir en tête que les industriels ont été contraints et encouragés par les États de l'ESA à utiliser toutes les usines d'Ariane 5 pour fabriquer Ariane 6. C'est facile après de dire que cela ne marche pas et que c'est cher », ironise une autre source, estimant que l'Allemagne est également responsable de cette situation intenable pour Ariane 6. Et de faire remarquer enfin que « la lourdeur d'ArianeGroup » n'aide pas non plus à la compétitivité.
Concurrence : Paris prêt à jouer le jeu, Rome résiste
En dépit de l'agacement de Berlin, Ariane 6 ne pourra jamais être compétitive dans l'actuel modèle économique en raison notamment du retour géographique imposé par l'ESA. Un principe nécessaire pour financer le spatial par tous les pays de l'ESA mais qui est un boulet à la compétitivité d'Ariane 6. Si le montant significatif de 350 millions d'euros pour l'exploitation d'Ariane 6 fait bien sûr énormément grincer les dents de l'Allemagne, cette dernière y voit une opportunité majeure d'exiger une contrepartie stratégique : ouvrir le domaine des lanceurs à la compétition et de donner à l'avenir la chance à ses industriels (Isar Aerospace, OHB, etc...) de développer et concevoir le successeur d'Ariane 6. Clairement, l'Allemagne est de mauvaise foi mais avec le dessein de servir les intérêts de ses industriels.
Pour obtenir les 350 millions nécessaires à la compétitivité d'Ariane 6, la France est prête à jouer le jeu de la compétition. « Honnêtement je ne vois pas comment on peut défendre le modèle actuel. Oui, il faut qu'il y ait plus de concurrence et plus de compétition entre les acteurs en essayant de ne pas être naïfs », assure-t-on à La Tribune. Les industriels français ont reçu ce message cinq sur cinq et se préparent sérieusement à cette révolution copernicienne en investissant dans MaiaSpace (groupe ArianeGroup) de façon à être capable de concevoir Maia « un lanceur plus agile, moins cher et réutilisable » pour contrer les ambitions allemandes. Résultat, ArianeGroup devra montrer sa capacité à démontrer qu'elle sait être compétitive. « C'est quand même cette entreprise qui techniquement a des années et des années d'avance », en Europe par rapport aux nouveaux entrants, rappelle-t-on.
En revanche, à Rome, on ne veut pas de la concurrence, du moins pas tout de suite, pour préserver à tout prix Vega-C et le modèle actuel de l'ESA, qui protège son lanceur. Mais ils n'ont pas réussi à infléchir la position allemande. Et en dépit des propositions de la France puis des industriels français de monter à bord du « lanceur réutilisable Maia », Avio a décliné. Selon nos informations, les Italiens souhaitaient cantonner Maia à un rôle de démonstrateur technologique. Car Rome considère que Maia est une pierre dans le jardin de Vega-C et qu'il sera à terme sur le plan commercial un rival. C'est d'ailleurs pour cela que Rome a confirmé récemment à l'ESA qu'Avio devait prendre sa liberté et s'émanciper de l'orbite d'Arianespace. Soit le fameux Vexit. Avio considère que la filiale d'ArianeGroup sera difficilement impartiale entre Vega-C et Maia lorsque ce dernier sera mis en service.
A Séville, les négociateurs devront déminer au moins ces quatre bombes (Vexit, coûts d'exploitation d'Ariane 6, ouverture de la compétition et accord de sécurité entre l'Union européenne et les Etats-Unis) pour parvenir à un compromis. En France, on veut y croire.
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