Décarbonation de l'industrie : la filière béton pousse l'Etat à changer de logiciel

EXCLUSIF. La filière du béton (65.000 emplois, 4.400 sites) est au pied du mur. Avec un total de 19 cimenteries sur les 50 sites les plus émetteurs de CO2, la profession travaille déjà à sa décarbonation. A ce titre, elle multiplie les propositions pour accélérer. L'administration va-t-elle se mettre en ordre de marche ? La culture des acheteurs publics va-t-elle changer ? Eléments de réponse.
César Armand
D'ici à juin, date de la présentation du projet de loi sur l'industrie verte en Conseil des ministres, les professionnels doivent rendre leur copie, mais déjà certains avancent leurs propositions pour atteindre ces objectifs.
D'ici à juin, date de la présentation du projet de loi sur l'industrie verte en Conseil des ministres, les professionnels doivent rendre leur copie, mais déjà certains avancent leurs propositions pour atteindre ces objectifs. (Crédits : DR)

Pour fabriquer du béton, rien de moins simple. Il faut du sable - une matière première qui n'est pas inépuisable comme l'eau - et des cailloux (80% du total), mais aussi des adjuvants - en très petite quantité, mais encore d'origine pétrolière le plus souvent - et du ciment (12%) . Ce dernier est fabriqué à partir d'un mélange de calcaire, d'argile - des matières minérales naturelles - chauffé dans un four jusqu'à 1.400°C. Sous l'effet de la chaleur, la farine issue de ce mix se transforme en clinker.

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C'est avec ce clinker refroidi, puis finement broyé, qu'est produite la poudre appelée ciment. Sauf que ce dernier est responsable à lui tout seul de 98% des émissions de CO2 du béton. C'est pourquoi, dès mai 2021, l'industrie cimentière française s'est engagée auprès du gouvernement à baisser de 24% ses émissions à horizon 2030 et de 80% d'ici à 2050 ses émissions de gaz à effet de serre. Objectif final, rien de moins que la neutralité carbone dans vingt-huit ans.

19 des sites les plus polluants de France sont des cimenteries

Les industriels, et en particulier les cimentiers, doivent désormais mettre les bouchées doubles dans le cadre de la planification écologique de l'industrie. En novembre 2022, sous les dorures de l'Elysée, le président Macron avait convié les représentants des 50 sites les plus émetteurs de dioxyde de carbone, dont dix-neuf sont des cimenteries. Le chef de l'Etat y avait alors annoncé que l'Etat apporterait 10 milliards d'euros d'aides publiques sur la période 2022-2027, et non plus 5, si les entreprises en question arrivaient à éviter, non plus 10, mais 20 millions de tonnes de CO2 d'ici à 2030.

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 « Les premières feuilles de route (46 sur 50) sur lesquelles nous avons échangé nous annoncent une réduction des émissions de 44% en 2030 et de 80% en 2050, donc on y est presque ! », s'est félicité, lors d'un point d'étape début avril, le ministre de l'Industrie, Roland Lescure, tout en admettant avant la réunion qu'il y avait « encore du travail ».

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65.000 emplois sur 4.400 sites

D'ici à juin, date de la présentation du projet de loi sur l'industrie verte en Conseil des ministres, les professionnels doivent rendre leur copie, mais déjà certains avancent leurs propositions pour atteindre ces objectifs. En exclusivité pour La Tribune, la filière du béton, qui revendique 65.000 emplois directs sur 4.400 sites industriels, dévoile ses recommandations calquées sur les groupes de travail de la loi sur l'industrie verte co-animés par un député Renaissance et un patron, voire un maire.

« Le projet de loi va dans le bon sens en se donnant les moyens de ses ambitions, et en favorisant l'économie circulaire et la décarbonation, [mais] nous serons très vigilants sur la formation, renvoyée au projet de loi Plein Emploi, qui est également un aspect déterminant ces enjeux », confie, à La Tribune, François Petry.

Est-ce que ce sera suffisant comparé à l'Inflation Reduction Act (IRA), la politique pro-industrie verte aux Etats-Unis ? « Les démarches sont en cours en France et en Europe, mais il faudra bien sûr continuer à travailler sur leur attractivité », répond le président de la Filière béton.

Vers la perte d'un savoir-faire français ?

Toujours est-il qu'il érige en « pilier numéro 1 », la formation et le partage des savoirs. Il faut, dit-il, diffuser la connaissance sur les innovations industrielles, comme le béton bas-carbone, enrichir la formation continue des enseignants, structurer la montée en compétences des architectes et des ingénieurs, et enfin, accompagner la jeune génération. La filière compte déjà une « école française du béton », une fondation qui met à disposition des supports, mais redoute « la perte d'un savoir-faire français reconnu dans le monde entier ».

Au chantier « simplifier, ouvrir des usines et réhabiliter des friches », il s'agirait d'investir les friches et les sous-sols, de clarifier la notion législative de « friche », de sanctuariser et d'étoffer le « fonds friche », d'exproprier pour utilité publique les friches délaissées depuis plus de dix ans pour y construire des logements collectifs et de créer un guichet unique pour les maires bâtisseurs.

« Il y a deux aspects : le bâti et l'industriel. Nous voulons éviter de nous retrouver face à des friches qui perdraient leur vocation à être affectées à la construction », précise le secrétaire général de la Filière béton, Benoist Thomas, en vue de l'atteinte de la zéro artificialisation nette (ZAN) des sols en 2050.

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La vitesse de décarbonation n'est pas celle de l'Etat...

Ce dernier appelle également à favoriser le déploiement des technologies de captage, de stockage et de réutilisation du carbone. Comment ? En lançant un programme national fédérant industriels et pouvoirs publics, en construisant un cadre législatif et réglementaire autour du développement des infrastructures de CO2 et d'hydrogène, et en planifiant le développement de l'offre énergétique décarbonée.

« La vitesse de décarbonation que nous demande l'Etat est bien plus rapide que celle aujourd'hui nécessaire à l'approvisionnement en énergie, à l'obtention des permis de construire ou à la construction d'infrastructures. La loi est censée faciliter les autorisations et faire travailler ensemble les administrations », relève François Petry, président de la filière.

« Il faut associer aux ambitions de décarbonation les besoins d'énergie décarbonée associés, en bonne quantité et dans les temps », insiste Maud Tarnot, membre de la filière.

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Changer la culture des acheteurs publics

Au volet « produire, commander et acheter en France », les porte-paroles du béton plaident pour l'instauration d'une commande publique « exemplaire », malgré la loi « Climat & Résilience » qui a verdi celle-ci. Ils poussent aussi à l'introduction d'un critère de recours à des matériaux locaux dans les appels d'offres, mais ils en oublient que les élus eux-mêmes peinent à cartographier leurs propres ressources territoriales.

« Il faut encore changer la culture des acheteurs publics », exhorte Maud Tarnot.

« La performance acoustique, thermique, la réversibilité des ouvrages... sont autant de critères que nous aimerions voir pris en compte pour valoriser nos efforts », regrette Benoist Thomas.

« Face au critère prix, le critère du développement durable compte peu », achève François Petry.

Un retour de TVA aux communes bâtisseuses ?

Au chapitre « financer l'industrie verte », la filière anticipe la prochaine loi de finances 2024 qui ne devrait pas arriver en Conseil des ministres avant l'automne prochain. Alors que les conclusions du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, et plus généralement à l'acte de bâtir, sont déjà connues, le gouvernement tarde à trancher.

C'est pourquoi, dans l'intervalle, ils recommandent, là encore, d'instaurer un retour de TVA aux communes bâtisseuses, mais aussi de fixer un régime pérenne d'amortissement pour les investisseurs privés.

« Nous comprenons que certaines aides à la construction coûtent cher à l'Etat comme le Pinel [avantage lié à la location dans l'immobilier neuf, ndlr] ou le prêt à taux zéro, et souhaitons voir mobiliser l'épargne des Français vers la construction neuve avec des critères de performance », défend Benoist Thomas, secrétaire général de la Filière béton.

Plus insolite, la profession rêve de la mise en place d'un encouragement fiscal au développement des espaces souterrains. « Fléchons l'épargne vers l'aménagement d'équipements collectifs, d'espaces de services, qui libèrent des espaces en surface et qui évitent l'étalement urbain », martèle son représentant François Petry.

La décarbonation des camions n'est pas pour tout de suite...

Enfin, au menu du dossier « transformer la fiscalité pour faire grandir l'industrie verte », la filière souhaiterait, une fois de plus, recourir à des mesures fiscales pour soutenir le renouvellement des flottes de camion de transport - dès lors que les modèles à énergies alternatives seront disponibles - ou encore instituer des mesures d'évitement des charges supplémentaires.

« Remplacer toute une flotte de camions est aujourd'hui impossible, les aides étant cantonnées aux véhicules utilitaires légers de moins de 3,5 tonnes », tonne encore Benoist Thomas.

A date, les poids lourds roulant à l'électrique ou à un carburant autre que le diesel représentent en effet moins de 1% du parc roulant.

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