E-commerce : boosté par le Covid-19, jusqu'où peut-il s'imposer ?

DOSSIER E-COMMERCE. Tout au long de la semaine, La Tribune publiera une série d'articles sur les transformations qu'entraîne le commerce électronique sur nos vies et nos territoires. Le Covid a en effet donné un coup d'accélérateur sans précédent à la vente de produits en ligne. Au-delà de ce bond exceptionnel, le virus a déclenché des transformations de fond à la fois dans les pratiques des commerçants et dans les habitudes des consommateurs. Résultat, l'e-commerce français, évalué à plus de 112 milliards d'euros en 2020, pourrait presque doubler de volume à l'horizon 2026, et continuer de prendre des parts au commerce physique. Un tel bond pose plusieurs questions. Jusqu'où l'e-commerce peut-il aller ? A quel rythme ? Va-t-il tuer le commerce physique ou va-t-il s'installer une forme de complémentarité ? Décryptage.
François Manens

Où s'arrêtera la révolution du e-commerce ? Va-t-il tuer le commerce physique? Depuis maintenant plus de 20 ans, le commerce en ligne grignote inexorablement des parts au commerce physique sans pour autant dynamiter le marché. "La révolution de l'e-commerce est plus lente que celle de la grande distribution, mais elle est plus profonde car elle touche tous les secteurs, ainsi que la façon de consommer", diagnostique Marc Lolivier, directeur général de la fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad).

Lire ici : l'entretien avec Vincent Chabault, sociologue à l'Université de Paris, spécialiste du commerce et de la consommation : « Avec le e-commerce, on arrive au bout de l'individualisation de la consommation »

Malgré les impressions, l'e-commerce reste encore largement minoritaire en France. D'après le dernier rapport annuel de la Fevad, il ne représentait que 13,1% des ventes du commerce de détail en 2020, soit 60,6 milliards d'euros sur les 462,6 milliards d'euros du marché français. Cette part aurait augmenté d'un point et donc dépassé les 14% en 2021, signe d'une continuité de la croissance au-delà du contexte sanitaire exceptionnel. Mais le constat n'en reste pas moins surprenant : 86% du commerce de produits se fait encore en magasin ! D'un côté, cette répartition des ventes entre numérique et physique fait tout de même de la France un des marchés les plus matures au monde, proche du niveau des Etats-Unis et de l'Allemagne. Mais de l'autre, elle reste encore bien éloignée du champion européen, le Royaume-Uni, dont la population fait plus de 30% de ses achats en ligne, ou encore du leader toutes catégories, la Chine, où l'e-commerce devrait avaler plus de 50% des ventes dès cette année, d'après eMarketer.

La France se dirige-t-elle vers de tels sommets ? D'après Marc Lolivier, l'e-commerce français, boosté par la crise sanitaire, devrait continuer de grignoter un peu plus d'1,5 point de marché par an dans le commerce de détail, une croissance deux fois inférieure à celle de 2020... mais deux fois supérieure à celle pré-covid. Il dépasserait ainsi les 20% de part de marché à l'horizon 2025. Sauf qu'à ce stade, des différences culturelles pourraient imposer un plafond, expliquent d'autres experts à La Tribune. Autrement dit : la France atteindra peut-être un jour le niveau du Royaume-Uni... mais pas dans sur tous les marchés.

Le Covid, accélérateur d'e-commerce

"Le Covid n'a pas déclenché de révolution, mais il a accéléré une tendance qui existait déjà. On a gagné 3 à 4 ans dans la trajectoire de croissance", estime Marc Lolivier. Rappelez-vous : en mars 2020, les magasins "non-essentiels" fermaient pour presque deux mois, puis ils ont dû s'adapter à des mesures changeantes, entre couvre-feu et réouvertures. Alors forcément, les consommateurs ont dû se tourner vers internet pour faire certains achats.

"La croissance s'est d'abord faite par obligation sur certaines périodes puis par reproduction des nouvelles habitudes. Surtout, elle s'est faite dans toutes les générations d'âge, à un taux plus haut dans la gen X [les 45-55 ans, ndlr] et les plus âgés, qui partaient de plus loin", diagnostique Stéphane Charvériat, directeur associé senior au Boston Consulting Group (BCG).

Au-delà des mesures administratives, c'est aussi la "crainte sanitaire" des Français qui a changé leur façon de consommer, ajoute Marc Lolivier. "Parmi les secteurs avec la plus grosse progression en termes d'achats se trouve l'alimentaire... alors même que les magasins sont restés ouverts tout au long de la crise", relève-t-il pour illustrer son propos. Durant cette année exceptionnelle, 1,5 million de Français supplémentaires se sont tournés vers l'e-commerce, au point que plus de 81,4% des internautes, soit 41,6 millions de personnes, ont effectué un achat en ligne. La fréquence de leurs achats a également augmenté, pour une dépense moyenne de 2.700 euros par mois.

Mais à l'échelle macroscopique, cette croissance bondissante ne transparaît pas dans le bilan de l'année 2020. En effet, la Fevad a observé pour la première fois une croissance annuelle de l'e-commerce inférieure à 10%, à 8,5% précisément, pour atteindre 112,2 milliards d'euros. La faute à l'effondrement du secteur des services (-10% à 49,2 milliards d'euros), tiré par le bas par l'arrêt du tourisme. La faute, aussi, au recul des ventes du commerce de détail, de -4,7% sur l'année d'après la Banque de France. En revanche, si on se penche sur l'e-commerce de détail -c'est-à-dire la vente en ligne de produits-, il affiche bien une croissance de 32%, de l'ordre du jamais vu.

Dès 2021, cette étrange situation a été corrigée. La croissance est repassée au-dessus des deux chiffres, à la faveur de la reprise des services -même s'ils ne sont encore qu'à 80% de leur niveau de 2019- et encore animée par le développement de l'e-commerce de détail. Malgré les craintes de spécialistes, la reprise de l'activité en magasin de 2021 n'a pas gommé le saut de l'année précédente, et l'e-commerce continue de gagner des parts de marché, même s'il le fait à un rythme moindre. "Nous ne sommes pas revenus en arrière de la croissance liée au Covid, notamment car des habitudes se sont créées à l'occasion de la crise ", explique Marc Lolivier, avant d'ajouter, "l'accélération du marché ne correspond pas seulement à une augmentation des moyens et de l'investissement, il y a aussi un changement de mentalité." Preuve de ce virage, en 2021, les consommateurs ont augmenté leur dépenses d'e-commerce de 17% par rapport à l'année précédente.

Des commerçants traditionnels enfin tournés vers Internet

Difficile de trouver un vainqueur au bond de croissance inattendu lié à la crise sanitaire, tant tout le monde semble avoir tiré sa part même les acteurs les moins attendus.

"Il y a eu une réaction extrêmement forte de tous les commerçants traditionnels face à l'impératif de l'e-commerce, avec beaucoup de moyens et de mises à niveau des modèles commerciaux, opérationnels et économiques", relève ainsi Stéphane Charvériat.

Résultat, les pures players [les commerçants présents uniquement en ligne, ndlr] et les acteurs historiques de l'e-commerce ne sont pas les seuls à avoir profité de la croissance, loin de là. "Sur cette période, la croissance des retailers sur internet est 3 à 4 fois supérieure aux pure players", abonde Marc Lolivier. Plusieurs grandes enseignes profitent de ce phénomène et ont déclenché de vastes plans de transformation numérique, à l'image de Carrefour qui a entamé un plan de 3 milliards d'euros d'investissement dans le numérique, dont une partie va se traduire dans l'e-commerce.

Quant aux commerces de proximité, ils ont trouvé des débouchés dans les marketplaces, ces grandes plateformes de vente en ligne optimisées où les vendeurs tiers peuvent proposer leurs produits. Bien qu'en difficulté au début du confinement à cause des problèmes logistiques, les marketplaces ont vu leur chiffre d'affaires croître de 30% en 2020 et il suffit de regarder les dernières levée de fonds de licornes françaises Mirakl (édition de marketplace), ManoMano (marketplace de bricolage), Ankorstore (marketplace BtoB) ou encore Back Market (marketplace de produits électroniques reconditionnés) pour comprendre l'engouement autour de ce modèle d'affaire.

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"En France, les petits commerces avaient du retard : seuls 30% avaient un site d'e-commerce contre 70% en Allemagne. Les marketplaces représentent alors pour elles un investissement limité, par rapport à la création d'un site propre, qui est plus exigeante. De plus, elles proposent un modèle de commission et non de trafic qui est moins risqué, car si le commerçant ne vend pas, il ne paiera pas", développe le directeur général de la Fevad.

Un e-commerce à différentes vitesses selon les secteurs

Si la part de l'e-commerce grimpe à plus de 14% sur l'ensemble des produits de détails, elle varie quand on entre plus dans les détails sectoriels. D'après les chiffres de NielsenIQ, la part de marché du e-commerce dans les ventes des enseignes généralistes s'élevait à un peu plus de 8,3% en 2021. Si l'on ajoute à ce chiffre les ventes des pure players, cette part pourrait dépasser les 10 points (contre plus de 13% au Royaume-Uni). Dans tous les cas, elle reste éloignée des 14% avancés par la Fevad. Et pour cause : le cabinet d'analyse spécialisé s'intéresse aux "produits de consommation" (ou PGC), c'est-à-dire à l'alimentaire et aux produits qui s'achètent en grande surface (produits d'hygiène, de beauté, de nettoyage), et exclut "les biens durables" comme les livres, l'électronique, l'habillement ou encore les jouets. Or, ces deux catégories affichent des dynamiques distinctes : sur le marché des PGC, le numéro 1 s'appelle Leclerc, et non Amazon.

"Du côté des biens durables, on a vu émerger de grosses plateformes, comme Amazon, Alibaba ou CDiscount chez nous. Ces marchés sont voués à être contrôlés par ce genre de très grands distributeurs en ligne, même s'il existe quelques poches de résistance. Pour rappel, aux Etats Unis, Amazon capte 1 dollars sur 2 de la dépense en ligne", évalue Clément Colin, VP e-commerce global markets de NielsenIQ.

Sur l'électronique ou le livre, l'e-commerce devrait donc continuer à grignoter des parts, aux dépends du commerce physique.

Mais du côté des PGC non-alimentaires, le marché est bien plus fragmenté et local, et la part des ventes en ligne va dépendre de chaque catégorie de produits. "Il existe des 'category killers' comme Zooplus qui est ultra dominant en ligne sur la nourriture et les produits de soins pour chiens et chat, avec plus de 50% du marché. Ces acteurs sont tellement gros et performants qu'ils ont la capacité de faire passer tout un marché offline vers le online. Par exemple, on sait que sur l'animalerie, dans quelques années, le online sera le canal de vente numéro 1 en France", développe l'analyste. "En Corée, qui est un marché qui a 10 ans d'avance du nous, la part de l'e-commerce s'élève à plus de 20% sur les PGC. Mais sur le non-alimentaire, certaines catégories font leurs ventes principalement online. Par exemple, c'est le cas de 80% des couches, ou 70% des produits de beauté", ajoute-t-il.

Ce phénomène de détachement de la tendance globale touche des catégories de produits, mais aussi des marques qui utilisent l'e-commerce pour se passer d'intermédiaires et toucher directement leur clientèle. Le cas le plus emblématique est celui de la marque de café Nespresso, tellement "iconique", qu'elle vend directement à ses clients.

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Reste le gros du marché des PGC, l'alimentaire, qui a surperformé pendant la crise sanitaire. Pour son e-commerce, le secteur français a misé ces dernières années sur le développement du drive en milieu périurbain et rural, où les consommateurs passent chercher en voiture leurs courses commandés en ligne. Cette structure a été pleinement mobilisée en 2020, et a continué d'enregistrer une croissance de 4% en 2021, signe que la pratique est entrée dans les mœurs.

Mais si l'alimentaire a vu la part de son e-commerce exploser ces deux dernières années, c'est aussi grâce à l'arrivée de nouveaux modèles pour les citadins.

"La livraison à domicile, après avoir affiché plus de 40% de croissance en 2020, a continué à grossir de 25% en 2021 pour les enseignes généralistes", détaille Daniel Drucrocq, directeur distribution Europe de NielsenIQ.

Pour lui, la crise a levé les derniers verrous qui empêchaient la livraison de s'imposer : "un des derniers freins pour les consommateurs était d'être disponible sur les créneaux de livraisons, or la généralisation du télétravail rend cette contrainte indolore." Résultat, les livraisons comptent aujourd'hui pour un peu plus de 15% de l'e-commerce alimentaire, tandis que le drive absorbe le reste. De quoi avoir une idée de l'évolution potentielle du marché de la livraison, qui fait tout de même face à une hyperconcurrence en ville entre les épiceries locales, le maillage de supermarchés, ou encore les nouvelles app de livraisons rapides.

 "En Corée, la part de l'e-commerce dépasse nettement les 20%. Chez nous, elle pourrait aller jusqu'à 12 ou 13% à l'horizon 2025, mais mais il est peu probable d'aller au delà de 15% à terme, même s'il reste un fort potentiel à exploiter en milieu urbain", s'avance Dominique Ducrocq. "Le plafond de l'e-commerce va dépendre entre autres de l'évolution du parc de magasins. Si l'hypermarché souffre, il continuera de nourrir la croissance de l'e-commerce, puisque les deux adressent en priorité les mêmes paniers d'achat, sur la même mission de course", détaille-t-il. Or, le modèle de l'hypermarché a bel et bien du plomb dans l'aile.

Faut-il continuer à dissocier l'e-commerce ?

La crise a accéléré le développement de nouveaux modèles purement tournés vers Internet, et qui pourraient bousculer le commerce physique. Les experts citent l'explosion des plateformes de produits d'occasion comme l'application Vinted ou le rôle croissant des marketplaces, et tous les regards sont braqués sur l'apparition du "quick commerce" qui vise à révolutionner le marché de la livraison alimentaire.

Mais les experts s'accordent aussi pour dire que le modèle d'opposition entre digital et physique est devenu poussiéreux. "On observe une tendance à l'unification du e-commerce entre digital et physique avec des parcours qualifiés de phygital, et nous rencontrons une difficulté croissance à dissocier l'ecommerce et le commerce", relève Marc Lolivier. "Le raisonnement en volume de vente est une vision comptable, mais l'impact du e-commerce va au-delàC'est est la vitrine la plus importante du magasin, c'est la porte d'entrée des parcours clients du 20e siècle."

Stéphane Charvériat s'accorde sur ce dernier point : "d'un côté, 80% des achats sur le non alimentaire sont préparés en ligne, que ce soit par la vue d'une publicité sur les réseaux sociaux ou par la visite de sites en ligne. Mais de l'autre, l'instantanéité et la praticité apportées par les magasins sont encore très valorisées par les clients."

Résultat : même si la croissance de l'e-commerce devrait être le principal levier de croissance du commerce français -dont la faible croissance est proche de celle de l'économie-, les modèles de développement vont à l'avenir se baser sur un mélange des deux. "Faire la part entre physique et digital va devenir de plus en plus artificiel", conclut l'analyste de BCG.

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