
La crise liée au coronavirus est-elle une aubaine pour le travail dans l'ombre des lobbies? C'est ce qu'affirme un rapport publié ce mercredi par deux ONG, les Amis de la Terre France et l'Observatoire des multinationales, qui mettent en garde sur le risque d'une mainmise de ces groupes de pression sur le "monde d'après".
Bien qu'impossible à mesurer exactement en France, en raison des carences juridiques dans ce domaine, le rapport fait état d'une hausse de l'activité des professionnels de l'influence depuis le début du confinement. Un constat appuyé par celui de plusieurs médias, qui à Paris comme à Bruxelles ont déjà témoigné d'une telle croissance. Aux Etats-Unis d'ailleurs, où les dépenses de lobbying sont publiées tous les trimestres, on sait déjà que ces dernières ont atteint le montant record de près d'un milliard de dollars pendant les trois premiers mois de 2020, relèvent les ONG.
Dépendance et gourmandise
Plusieurs facteurs convergents semblent avoir contribué à cette hausse, analyse le rapport, titré "Lobbying: l'épidémie cachée". En premier lieu, la dépendance accrue vis-à-vis des pouvoirs publics dans laquelle la plupart des entreprises, malmenées par la crise, se sont soudainement retrouvées. Mais aussi l'opportunité représentée par une situation d'urgence où de nombreuses décisions publiques ont été prises en dehors des mécanismes démocratiques habituels: alors que les représentants de la société civile se sont ainsi souvent retrouvés exclus des processus décisionnels, les lobbies ont plutôt profité des relations informelles courantes entre élites (provenance des mêmes grandes écoles, échanges de personnel entre public ou privé), dénoncent les ONG. Enfin, les somme massives débloquées par les pouvoirs publiques pour faire face à la crise ont attisé la gourmandise. Un ensemble de facteurs qui risque de continuer d'opérer pendant des mois:
"Tout laisse à penser que nous n'en sommes qu'au début de cette vague de lobbying", observe encore le rapport.
L'environnement présenté comme un frein face à la crise
Deux sujets ont été les principaux terrains dans lesquels ce lobbying s'est ainsi concentré pendant l'épidémie. Les groupes de pression se sont tout d'abord activés afin de profiter de la crise pour tenter de faire passer d'anciennes demandes en les reliant à la pandémie. Première cible: les plus ou moins récentes normes environnementales, auxquelles les lobbies s'opposaient depuis le départ et qu'elles ont tenté de faire suspendre, alléger voire retirer car considérées comme des "freins pour sortir de la crise économique".
En France, cet argument a été explicitement utilisé par l'Association française des entreprises privées (Afep) et le Medef, qui ont demandé au gouvernement le report de plusieurs normes environnementales relatives à l'économie circulaire ou à l'énergie et au climat. La Plateforme de l'automobile a pour sa part requis une " pause" dans l'application des nouvelles normes européennes d'émissions de CO2 des véhicules. Et le lobby du plastique n'a cessé d'insister sur le caractère soi-disant plus hygiénique des articles jetables pour en remettre en cause l'interdiction.
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L'appel au retour à une agriculture productiviste
Quant au secteur agroalimentaire, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) profite, depuis le début du confinement, de la prise de conscience des fragilités du système alimentaire français, pour souligner la nécessité de revenir à une agriculture productiviste, et de " réduire la complexité administrative des exploitations (fiscale, sociale, environnementale)".
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Les coopératives agricoles demandent plus spécifiquement une remise en cause de plusieurs dispositions de la Loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (dite Egalim), adoptée en 2018. Les distances minimales entre zones d'épandage de pesticides et habitations, qui font l'objet depuis des mois d'une bataille entre agriculteurs et riverains, maires et ONG, ont d'ailleurs déjà été réduites par le ministère de l'Agriculture, au nom de la crise.
La même activité de remise en cause du droit existant a été menée à Bruxelles, où les attaques du lobby patronal BusinessEurope, mais aussi du lobby automobile, des compagnies aériennes et du secteur agroalimentaire ont visé les règles en vigueur comme les dispositions du nouveau Pacte vert, en cours de préparation.
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Une variété de contraintes remises en cause
Les contrainte environnementales n'ont néanmoins pas constitué la seule cible des lobbies. Ces dernières ont également profité de la crise pour remettre en cause une panoplie d'autres normes, note le rapport: de nature fiscale, réglementant le secteur financier, renforçant les exigences en matière de transparence et de devoir de vigilance, protégeant la vie privée, assouplissant la protection de la propriété intellectuelle etc.
Le droit social a fait l'objet d'une insistance particulière. L'Institut Montaigne a ainsi proposé une augmentation du temps du travail, alors que six organisations d'employeurs, dont le Medef et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), ont demandé au gouvernement une remise en cause des principes juridiques sur la responsabilité des employeurs en matière de santé et sécurité au travail. Le gouvernement et le Parlement ont d'ailleurs réécrit une partie du droit du travail tout au long de la crise.
Or, de telles dérogations sont susceptibles de durer bien au-delà de l'urgence:
"Pour beaucoup de régulations mises entre parenthèses au nom de l'épidémie (par exemple en matière de droit du travail), on ne sait pas vraiment quand elles seront rétablies, dans quelles conditions, et qui en décidera", regrette le rapport.
La "relance verte" particulièrement ciblée
L'autre grande préoccupation des lobbies a été de capter les aides octroyées par les pouvoirs publiques, afin notamment de les orienter en fonction de leurs intérêts et d'en assouplir les conditions. Dans le cadre du soutien apporté par l'État français à des entreprises jugées "stratégiques" mais polluantes comme Air France et Renault (respectivement 7 et 5 milliards d'euros), l'enjeux était notamment si et dans quelle mesure il serait conditionné à une transition "verte". Finalement, les Amis de la Terre France et l'Observatoire des multinationales regrettent que cette intention initiale n'ait été traduite "par aucune disposition précise et contraignante", et ce grâce au lobbying des parties intéressées, laissent entendre les ONG.
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Pire: l'engagement d'Air France "de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à travers l'usage accru d'agrocarburants sonne à la fois comme une entourloupe - dès lors que les agrocarburants sont largement reconnus comme tout aussi nocifs pour le climat que les carburants fossiles en raison de la déforestation et des changements d'utilisation des sols qu'ils entraînent - et comme un cadeau caché à Total. Le groupe pétrolier cherche en effet à développer cette activité dans sa raffinerie de La Mède, en utilisant en majorité de l'huile de palme", dénonce encore le rapport.
Du "coronawashing" en toile de fond
D'autres décisions publiques susceptibles d'avoir été influencées par les lobbies sont pointées du doigt. C'est le cas de la montée de l'État français, via Bpifrance, au capital du groupe parapétrolier Vallourec, assortie d'aucune condition environnementale malgré l'implication de l'entreprise dans le gaz de schiste et l'extraction offshore en eaux profondes.
"Dirigée par deux énarques et anciens hauts fonctionnaires, Philippe Crouzet (conseil d'État) et Olivier Mallet (inspection générale des finances), elle a bénéficié de sa proximité avec Bercy", dénonce le rapport.
C'est aussi le cas du projet du gouvernement de "faire de la voiture électrique le pilier de la 'souveraineté industrielle ' de la France", soutenu par le lobby pro-nucléaire.
Ces formes de lobbying direct sont d'ailleurs portées par des modes de pression plus indirectes, note le rapport, qu'il définit de "coronawashing", puisqu'ils visent à entretenir la bonne réputation des entreprises qui souhaitent bénéficier des aides ou de l'assouplissement des normes. C'est le cas notamment des initiatives au profit de l'approvisionnement de la France en équipements de première nécessité ou des personnels soignants, et encore plus des dons, qui bénéficient d'une fiscalité très avantageuse.
Plus de transparence: "un impératif démocratique"
Les auteurs du rapport invoquent alors "la mise en place urgente d'un dispositif effectif pour la transparence du lobbying en France", visant à dépasser les limites de celui actuel, issu de la loi Sapin 2 de 2017. Elles proposent notamment d'étendre les obligations de déclaration de rendez-vous et de contacts entre décideurs et représentants d'intérêts, ainsi que le niveau de précision exigé. Elles soulignent aussi la nécessité que de telles déclarations ne soient plus seulement annuelles, mais -comme aux Etats-Unis- au moins trimestrielles, afin de pouvoir suivre l'évolution de l'activité de lobbying de plus près.
Le rapport prône également la création d'un "véritable observatoire indépendant" axé sur la réponse à la crise, assurant la transparence des aides publiques accordées aux entreprises, des marchés publics passés, des contrats des cabinets de consultants en gestion ou en communication, ainsi que des règlementations retardées ou suspendues. Il suggère également que les aides publiques soient soumises à "des conditions juridiquement contraignantes" "en matière de suspension des dividendes, de plans de réduction des émissions de gaz à effet de serre (...) et de transparence fiscale". Les ONG y voient "un impératif démocratique", notamment pour construire un meilleur "monde d'après".
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