11,6 milliards d'euros levés en 2021 par les startups tricolores soit plus du double de 2020, 15 nouvelles licornes en 12 mois, l'objectif des 25 licornes en 2025 fixé par Emmanuel Macron en 2019 atteint avec trois ans d'avance... Ce lundi 17 janvier, un air de triomphe flotte sur la French Tech. Logiquement, l'ensemble de l'écosystème tech et de l'Etat, à commencer par le président Emmanuel Macron et le secrétaire d'Etat à la Transition numérique, Cédric O, se réjouissent des nombreux records battus et de l'incroyable dynamisme de la French Tech, qui a déjà engrangé cinq nouvelles licornes depuis début janvier (!).
Les cocoricos sont compréhensibles. Partie de quasiment rien il y a dix ans, la French Tech a réussi à s'imposer, en grande partie grâce aux milliards d'euros injectés par la puissance publique, comme une force motrice de l'économie française et un secteur fortement pourvoyeur d'emplois. Comme un symbole, le fer de lance de l'écosystème, le roubaisien et champion tricolore du cloud OVHCloud, s'est introduit avec succès en Bourse en octobre dernier et dans le SBF120 en décembre. Le pionnier a ainsi montré la voie à l'ensemble des startups derrière lui, et incarne l'espoir de construire depuis nos régions des champions d'envergure européenne voire mondiale.
Mais sans remettre en question les raisons de se réjouir, cette face brillante de la French Tech tend à éclipser une autre réalité, beaucoup moins reluisante : fortement dépendante des Gafam et des investisseurs étrangers, la French Tech n'a pas encore de vrai champion international, et peine à briller en Bourse. Très inégalitaire, notamment vis-à-vis des femmes et de la diversité sociale, elle est loin d'avoir atteint son potentiel de force transformatrice de la société et de l'économie française.
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Souveraineté : les startups trop dépendantes envers les Gafam
Globalement, la French Tech est victime d'un paradoxe. D'un côté, elle ne serait rien sans l'Etat et ses multiples plans sectoriels dotés de milliards d'euros, ni sans son bras armé Bpifrance, qui comble depuis dix ans les lacunes du capital-risque privé et structure l'écosystème. De l'autre, beaucoup de startups qui réussissent deviennent dépendantes... d'acteurs étrangers, à commencer par les Gafam (les géants américains Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
Ainsi, dans le baromètre annuel de France Digitale avec le cabinet EY publié en septembre dernier, 73% des 800 startups interrogées, représentatives de l'écosystème, indiquent une dépendance envers les Gafam. 43% d'entre elles estiment même qu'elles "ne pourraient pas se développer sans eux".
La dépendance est à la fois technologique et commerciale. Technologique car l'économie d'internet repose sur des infrastructures cloud. Or, les trois champions mondiaux du cloud sont Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud, qui pèsent à eux seuls 70% du marché français et européen. Les startups sont également dépendantes aux outils de développement et de marketing proposés par Google, Facebook (devenu Meta) et Amazon, qui concentrent à eux trois plus de 50% du marché mondial de la publicité. Microsoft peut également compter sur ses suites logicielles qui équipent de nombreuses entreprises. Et celles qui ont besoin d'avoir une application mobile ne peuvent échapper à Apple et Google : en contrôlant 99% des systèmes d'exploitation mobiles au monde, leur "app store" est une porte d'entrée incontournable vers les consommateurs. Et les deux géants font payer cher le droit de passage en prenant une commission qui peut grimper jusqu'à 30% du chiffre d'affaires de chaque application.
Un chiffre très crédible circule même dans la Silicon Valley depuis quelques années : 30% de l'ensemble des fonds levés par les startups reviendraient in fine dans la poche des Gafam ! Ainsi, loin de représenter une menace pour les monopoles des géants américains du numérique, les startups les entretiennent car elles ne peuvent se passer de leurs produits et services. L'exemple le plus parlant est certainement Netflix, donc l'architecture technique est construite à 100% sur le cloud d'Amazon. Autrement dit, plus Netflix grandit -et il pèse désormais plus de 200 millions d'abonnés-, plus Amazon s'enrichit et plus Apple et Google récupèrent de l'argent...
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Financement : les investisseurs étrangers raflent la mise
La French Tech peine à financer ses propres pépites quand elles atteignent une taille suffisamment importante et ont besoin d'argent pour conquérir le marché européen ou mondial.
L'examen des 22 méga-levées de fonds de 2021 -les tours de table de plus de 100 millions d'euros- est cruel pour les investisseurs tricolores. Aucun d'entre eux, pourtant très présents lors des premiers tours de table, n'a été le "lead" -investisseur principal- d'une méga-levée cette année, à l'exception des 100 millions d'euros levés par la medtech eCential Robotics en janvier dernier auprès de Bpifrance.
A l'inverse, 12 des 22 opérations ont été menées par un investisseur américain et quatre par le même investisseur asiatique (Softbank, qui a fait une entrée fracassante dans l'Hexagone). Certes, deux acteurs français ont mené une méga-levée en 2021 : Kering, pour la première opération de Vestiaire Collective en avril, et Renault, pour Vektor en juillet. Mais ce sont tous deux des grands groupes, pas des investisseurs tech dont la raison d'être est d'investir dans les gros tours de table.
La faute à deux phénomènes. D'abord, le manque de fonds dans late-stage français : seuls le semi-public Eurazeo et le privé Partech paraissent vraiment en capacité de mener des méga-levées de fonds. Et ensuite, l'attractivité largement supérieure des fonds internationaux dès que les choses deviennent vraiment sérieuses.
"Notre grand problème est de réussir à garder en France nos startups, on a du mal à éviter la fuite des cerveaux et des technologies", nous confiait Franck Sebag, associé chez EY, en septembre dernier. "Quand une grosse startup française fait une méga-levée de fonds, c'est quasiment toujours les fonds américains et asiatiques qui raflent la mise, car ils sont plus attractifs, mieux connectés au marché et à la Bourse si besoin, et ont davantage de moyens financiers que les fonds français et européens".
Le secrétaire d'Etat à la Transition numérique, Cédric O, ainsi que la plupart des investisseurs tricolores auxquels La Tribune a parlé, se rassurent en soulignant que l'argent, même de provenance américaine ou asiatique, sert avant tout à créer des emplois en France et à bâtir des champions européens.
Mais quelle souveraineté pour la French Tech quand la plupart de ses pépites confient l'hébergement de leurs données aux Gafam, sont dépendantes de leurs services, et créent de la valeur pour des actionnaires étrangers ? Doctolib en est un parfait exemple : érigé en champion de la e-santé, pilier de la stratégie vaccinale de l'État contre le Covid-19, il héberge les données de santé des Français chez Amazon Web Services, et sa dernière levée de fonds a été menée par un investisseur américain (General Atlantic) alors même que son but était de se développer en France et en Allemagne.
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Taille critique : 25 licornes mais aucun "vrai" champion européen
La French Tech est en fête car l'écosystème engendre ce lundi 17 janvier sa 25è licorne historique avec Exotec, la quatrième du mois de janvier et la 16è depuis janvier 2020.
Mais est-il encore pertinent en 2022 d'exhiber les licornes comme des trophées ? Depuis des années, les startups non cotées et valorisées au moins un milliard de dollars sont monnaie courante... mais elles ne l'étaient juste pas encore en France. Fin 2021, CB Insight comptabilisait 936 licornes dans le monde, dont 489 aux Etats-Unis, 231 en Chine, 57 en Inde, 38 au Royaume-Uni, 25 en Allemagne et 21 en France.
Surtout, devenir une licorne n'est pas une fin en soi mais simplement un palier franchi. Aujourd'hui, les startups valorisées autour du milliard de dollars ne sont pas en capacité d'être des géants de leur secteur. Le plus difficile reste encore à faire : s'imposer sur son marché, continuer à recruter, s'internationaliser, résister aux vagues de consolidations. Sur les 936 licornes mondiales, seulement 46 sont devenues des "décacornes", c'est-à-dire des champions valorisés plus de 10 milliards de dollars. Autrement dit, une licorne n'est pas un poids lourd pour l'économie mais une promesse qu'il reste à remplir.
Et dans ce domaine, la France est clairement en retard. OVHCloud, meilleure chance française de succès mondial, reste un nain sur le marché du cloud avec 7% du marché européen et à peine 1% du marché mondial. Dans les autres secteurs, la concurrence s'annonce aussi rude. Les meilleures chances sont dans le domaine des cryptomonnaies avec Ledger qui est le leader mondial de la sécurisation des crypto-actifs, et Sorare qui fédère la communauté la plus importante au monde dans le domaine des fantasy leagues de football à la sauce NFT. Doctolib a également le potentiel de devenir un géant européen de la e-santé. Quid du reste ?
"Beaucoup de licornes françaises, notamment dans les fintech et les marketplaces, pourraient se faire avaler par des concurrents plus gros qu'eux dans les années à venir. Il n'y a pas beaucoup de domaines dans lesquels une licorne française serait en capacité de racheter d'autres champions étrangers pour former un géant européen ou mondial", nous confie un investisseur tricolore.
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Mixité : les femmes sous-représentées et sous-payées
L'écosystème français a également un problème d'endogamie. Comme nous l'écrivions dès 2019, l'entre-soi est un poison pour la French Tech et les nombreuses initiatives lancées pour féminiser ou diversifier socialement et culturellement l'écosystème ne réussissent qu'à la marge à changer la dynamique. Pour reprendre le bon mot de Mounir Mahjoubi, la French Tech reste "le royaume de l'homme blanc surdiplômé, urbain et issu d'un milieu social favorisé". L'ancien secrétaire d'Etat au Numérique détaillait ainsi le profil du startuppeur français : "L'entrepreneur-type a pris le risque de monter sa startup en sortant de sa grande école de commerce ou d'ingénieur car il est soutenu par le "love money" de sa famille et parce qu'il maîtrise déjà tous les codes sociaux qui lui permettront de frapper aux bonnes portes".
Les derniers chiffres et études ne sont pas très encourageants. D'après le collectif Sista, parmi les startups créées en 2020, 4% ont uniquement une ou des fondatrices, 17% ont au moins un fondateur et une fondatrice, et les 73% restants ont des fondateurs hommes. De leur côté, les investisseurs continuent à sous-financer les femmes, dont le ticket moyen est largement moins élevé que celui des hommes. Et dans les effectifs des entreprises, les inégalités salariales sont flagrantes. D'après la dernière étude du Galion Project, parue début janvier, les fondatrices de startups sont payées 33% de moins que leurs homologues masculins.
Le haut de la pyramide de la French Tech, c'est-à-dire les 25 licornes, s'illustre également par l'absence de femmes. Aucune n'a été fondée par une femme, aucune n'est actuellement pilotée par une femme. Vestiaire Collective est la seule avec une équipe mixte de cofondateurs (2 femmes et 4 hommes). Et les femmes à des postes-clé, à l'image de Ludivine Baud qui a pris la direction France de la licorne Qonto, sont encore très rares.
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Sorties : trop peu de startups en Bourse et trop de casse pour les courageuses
Après des années de disette, 2021 a enfin vu des entreprises de la French Tech tenter le grand plongeon de la Bourse sur Euronext. Quatre d'entre elles -Aramis (filiale du constructeur automobile Stellantis), Believe (champion des outils pour le streaming musical), Exclusive Networks (cybersécurité) et OVHCloud (infrastructures cloud) ont osé se lancer sur les marchés.
Mais que ce fut difficile ! Sous pression, les quatre entreprises ont fixé leur prix d'introduction au bas de leur fourchette, incertaines de l'accueil des investisseurs. Et pour trois d'entre elles, les débuts furent pour le moins chaotiques. Believe a ainsi vu son cours chuter de 17% le premier jour et vivote toujours, six mois après, autour de son prix d'introduction. Exclusive Networks s'en sort encore moins bien : introduit le 23 septembre à une valorisation d'1,8 milliard d'euros, il s'est maintenu quelques mois autour de son prix d'introduction avant que son cours chute depuis début janvier, au point que l'entreprise vaut au 17 janvier plus de 200 millions d'euros de moins. Quant à Aramis, la valeur de son action s'est carrément effondrée : le cours navigue aujourd'hui à un plus bas de 13,70 euros, contre 22,70 euros en juin lors de son introduction.
Dans le lot, seul OVHCloud est un succès. Malgré la panique des débuts -report de la date d'introduction, panne informatique remarquée trois jours avant le jour J, soutien actif du gouvernement et mobilisation des investisseurs institutionnels pour soutenir le cours-, le champion français du cloud a réussi son premier jour (+6,51%), s'est maintenu dans les semaines suivantes, et ne cesse de progresser. Si bien que l'entreprise vaut aujourd'hui 4,85 milliards d'euros contre 4 milliards d'euros le 15 octobre.
2021 a donc marqué un vrai déblocage pour la French Tech en Bourse. Mais avec deux gamelles (Exclusive Networks et Aramis), un performance mitigée (Believe) et un seul succès (OVHCloud), l'effet d'entraînement espéré par cette succession d'IPO tech dans un contexte macroéconomique favorable -taux bas, effervescence boursière- est plutôt raté. Ceci dit, les spécialistes s'attendent à d'autres entrées en Bourse tech en 2022 et surtout 2023, et pensent que les réticences sont amenées à se réduire. Mais le chemin est encore long.
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