Stablecoins : « Le marché le plus dynamique aujourd'hui, c'est l'Europe », Jean-Marc Stenger, DG de Forge (Société Générale)

INTERVIEW. Créée il y a cinq ans en mode startup au sein de la Société Générale, la filiale Forge se trouve aujourd’hui au cœur du mouvement de bascule des cryptomonnaies dans l'univers de la finance régulée. Positionnée « en transversal », l’équipe basée au siège de La Défense et dédiée aux actifs numériques, doit préparer le groupe bancaire à « une transformation potentiellement majeure des infrastructures financières », explique, à La Tribune, Jean-Marc Stenger, directeur général de Forge.
Jeanne Dussueil
Jean-Marc Stenger, DG de Forge (Société Générale).
Jean-Marc Stenger, DG de Forge (Société Générale). (Crédits : dr)

La course aux nouveaux moyens de paiement numériques et sécurisés s'accélère. En parallèle de l'effervescence autour des cryptomonnaies, les acteurs institutionnels cherchent à se positionner sur les paiements de demain et leurs nouveaux usages. Projet d'euro numérique du côté des banques centrales, et, pour les banques de détail, celui des « stablecoins », ces jetons adossés à une devise qui servent de monnaie d'échange tout en évitant la volatilité. Un potentiel technologique que Forge, la filiale dédiée aux actifs numériques de la Société Générale, première société à recevoir l'agrément de l'AMF, entend bien capter. Entretien sur ces nouveaux enjeux numériques avec Jean-Marc Stenger, directeur général de Société Générale-Forge.

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LA TRIBUNE - Plus de douze ans après la naissance de la première cryptomonnaies, le bitcoin, l'usage reste principalement de spéculer en ligne sur des jetons numériques décentralisés. Société Générale-Forge trace-t-elle sa route sur d'autres usages ?

Jean-Marc Stenger - Notre objectif est bien de déployer des nouveaux services pour nos clients. Nous nous positionnons sur trois verticales. Tout d'abord, le marché primaire avec l'émission d'actifs numériques, qui peuvent être des instruments financiers au format blockchain (security tokens) ou d'autre type d'actifs, comme par exemple, notre stablecoin EurCoinvertible lancé en avril dernier et qui n'est pas un actif financier. Ensuite, nous proposons des solutions de liquidités, tel le refinancement des actifs numériques. Enfin, nous avons une activité de « custody », c'est-à-dire la conservation des clés cryptographiques d'accès à ces actifs numériques.

Quel est le profil de votre clientèle ?

Elle est principalement institutionnelle, complétée par des entreprises ou des institutions financières. L'objectif premier est donc d'émettre un certain nombre de produits obligataires au format « token ». Avec EurCoinvertible et avant l'arrivée d'une monnaie numérique de banque centrale, il s'agit de disposer d'un actif numérique « on chain », jouant le rôle d'un moyen de paiement pour les transactions sur des security token. Autrement dit, nous numérisons les actifs financiers sur la blockchain, principalement sur le protocole informatique Ethereum. Aujourd'hui, les seuls moyens de paiement « on chain » proviennent de l'industrie crypto de manière native. Notre approche est de le faire avec la plus grande clarté et propreté juridique afin de proposer un stablecoin conforme aux standards bancaires actuels. Nous excluons pour l'heure la clientèle de détail mais cette position pourra être revue. Cela dépendra de l'état du marché et de notre capacité règlementaire à faire.

Vous avez lancé il y a six mois le stablecoin baptisé « Eur CoinVertible », un  jeton numérique adossé à l'euro. Quel premier bilan en tirez-vous ?

Nous n'avons pas eu de difficultés à le lancer. Nous disposions de librairies de smart contact (des programmes pour effectuer certaines actions / transactions de manière automatisée NDLR) et nous travaillons depuis un moment sur le sujet des licences d'actifs numériques, à l'image de notre agrément PSAN, obtenu cet été auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Les premières opérations vont arriver d'ici la fin de l'année.

Concrètement, il s'agit de proposer un moyen de paiement, notamment transfrontalier,  pour acheter et vendre sur le marché obligataire, et d'offrir ainsi une alternative par rapport aux acteurs du marché crypto. Les émissions seront limitées dans l'année. Nos clients ont besoin de plus de transparence et de sécurité juridique, surtout avant l'arrivée de l'application du règlement MiCA (Market in Crypto Assets) en 2024, tout en ayant les avantages de la blockchain (instantanéité, coût faible, traçabilité). Le niveau de service est meilleur que dans l'industrie bancaire classique. Nous réunissons vraiment le meilleur des deux mondes. Il faut cependant améliorer le référencement du produit. En attendant, notre offre reçoit déjà un bon écho auprès des clients corporate et des acteurs du monde du paiement, même si, reconnaissons-le, il y a une phase d'acculturation. C'est quand même  le premier stablecoin bancaire émis au niveau mondial ! Cela change la nature de la discussion.

Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres projets de stablecoin adossés à l'euro (Lugh, Angle Labs, l'américain Circle), qui se sont lancés avant vous ?

Ce ne sont pas les mêmes produits et les mêmes besoins. Lugh, qui a d'ailleurs sa réserve de valeur à la Société Générale, est sur une clientèle de détail. Angle Labs est un stablecoin qui vise les services de la Defi (finance décentralisée). Nous, nous avons des restrictions d'utilisation pour les institutionnels. Il peut y avoir une place pour tous ces produits. Ce qui est sûr, c'est qu'en 2024, avec MiCA, le marché va se différencier. Le scandale Terra Luna a amené le secteur à se concentrer. Aujourd'hui, le phénomène va même jusqu'à une sur-concentration, axée sur une différenciation croissante de la clientèle et de ses besoins. Autrement dit, MiCA va forcer les acteurs à rentrer dans certaines cases et certains stablecoins vont être délistés en Europe.

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Comment expliquez-vous la part aussi faible des stablecoins euro sur le marché, en comparaison des stablecoins adossés au dollar, dont la demande, elle, ne cesse de croître ?

Jusqu'à présent, les grands acteurs du monde de la crypto sont exclusivement américains. Mais les régulateurs américains ont été très difficiles à cerner, il y a un retard à l'allumage. Les financements sont certes principalement américains mais leurs marchés de développement sont aujourd'hui européens et asiatiques. Tous les acteurs opérant traditionnellement en dollar ont des projets d'émission en euro car le marché le plus dynamique aujourd'hui, c'est l'Europe. Et la directive MiCA va conforter ce mouvement. Il y aura donc une dépolarisation du marché. ll n'y a pas de raison que l'on n'observe pas une ventilation par devises de même nature que celle observée sur les marchés des devises classiques.

Cette domination du dollar sur les stablecoins ne pose-t-elle pas des questions en matière de souveraineté pour l'Europe, de données privées, et de réserves monétaires sur lesquelles reposent ces jetons stables ?

Oui, bien sûr cela pose des problèmes de souveraineté. Aussi, je suis impliqué dans les travaux sur les MNBC (monnaie numérique de banque centrale) et sur l'euro numérique. On est en train de revivre ce que l'on a connu avec les plateformes de communications du Web 2 (les médias sociaux et les autoroutes de l'information NDLR). Les GAFAM du Web 3 seront plus importants que les GAFAM du Web 2 car la monnaie est structurante. Pour empêcher une nouvelle domination, il faut des acteurs qui se développent, des financements, un écosystème de startup et de scale-up à financer, des marchés qui s'ouvrent, de la standardisation. Il faut plus de normes auprès de l'ISDA (International Swap and Derivatives Association), des organismes interbancaires, entre autres, et des modèles financiers. Tout cela n'existe pas encore dans le monde des tokens. Nous n'avons pas tous les mêmes standards, chacun fait à sa sauce. Or, le jeton doit être interopérable. Clairement, la crypto doit rentrer dans un cadre réglementaire normalisé. Je crois en la thématique de convergence entre l'industrie crypto et la finance. Il y a un avenir certain entre la monnaie commerciale stablecoin et la monnaie de banque centrale MNBC. Là-dessus, la dynamique qui s'est mise en place en Europe a été rapide et ambitieuse.

Comment vous positionnez-vous face à l'euro numérique, bientôt en expérimentation sur le marché B2C, mais également pour des transactions cross border et en monnaie numérique de gros ?

On a besoin d'un outil de paiement sans friction, pour les paiements du quotidien. C'est moins notre sujet. Sur la MNBC wholesale (de gros), on va voir coexister la monnaie numérique de banque centrale et, à côté, un instrument de règlement « on chain » de type stablecoins. Nous, nous serons interopérables car on a fait la meilleure synthèse des deux mondes. Le modèle de la distribution de la monnaie passe aujourd'hui par des banques commerciales. Ce mode de distribution de la monnaie va perdurer.

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L'heure est d'ailleurs au rapprochement entre le monde de la finance classique avec celui des cryptos, à l'image des ETF bitcoin... Faut-il aligner la réglementation des cryptos à celle de la finance traditionnelle ?

Oui, selon le principe : à service équivalent, réglementation équivalente. Le secteur des cryptos devra appliquer la réglementation financière qui va elle-même évoluer car elle a été créée au moment où la crypto n'existait pas. Dans le même temps, la crypto ne se réduit pas aux seuls services financiers. Par exemple, les NFT (non fungible token) ne sont pas encore réglementés. Ils auront leur propre réglementation. Concernant l'ETF bitcoin, l'ETF a toujours été un moyen facile et simplifié pour des actifs traditionnellement plus difficiles d'accès à la clientèle. Et l'achat de la cryptomonnaie reste compliqué, il faut des wallets et avoir quelques bases en informatique...

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Jeanne Dussueil

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Commentaires 5
à écrit le 21/10/2023 à 5:37
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oui mais la Société Générale a fermé tous mes comptes bancaire pour "perte de confiance" apres deux transferts de quelques milliers d'euros en provenance de Kraken. Après 40 ans de présence chez eux. Décision confirmée par le siège: ce n'est pas une ...

à écrit le 06/09/2023 à 14:25
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Si maintenant les gadzart se lancent dans la finance c'est la mort annoncée de l'économie réelle .L'activité de la finance consiste à faire de l'argent avec de l'argent sans créer rien d'autre que de l'argent qui ne profite qu'à une infime minorité d...

à écrit le 06/09/2023 à 12:48
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Logique avec un euro aussi corrompu il sera toujours plus fragile et de loin que le dollars.

à écrit le 06/09/2023 à 12:24
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Franchement, ce sont l'objectif des banques pas celui des gens qui choisissent ces solutions, et du coup aucun intérêt si derrière il y a une banque. du coup c'est un peu drôle l'affaire ! mais bon, il y a toujours des naifs pour cela ! mais fair...

à écrit le 06/09/2023 à 12:16
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"Nouveaux moyens de paiement numériques ET sécurisés". Ce qui me gêne, c'est...SÉCURISÉ.!

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