
C'est le chaînon manquant de la transition énergétique de l'automobile. Le noeud gordien qu'il faut absolument trancher pour relever le plus gros défi auquel est confrontée cette industrie depuis sa création il y a plus d'un siècle : passer en un temps record de la voiture à moteur thermique au véhicule électrique pour décarboner un secteur responsable de plus de 15 % des émissions de gaz à effet de serre en France. Ce chaînon manquant, c'est le réseau de bornes de recharge électrique. Au moment où les ventes de véhicules 100% électriques et hybrides rechargeables explosent sous les effets conjugués du durcissement de la réglementation à l'encontre des voitures thermiques, des aides publiques à l'achat, d'une prise de conscience environnementale toujours plus prononcée dans la société, et d'un choc d'offre avec l'arrivée sur le marché d'une multitude de nouveaux modèles, le déploiement des bornes électriques ne suit pas le même rythme. A tel point que cette différence de tempo, si elle perdurait, pourrait menacer l'essor de la voiture électrique et retarder le processus de décarbonation du secteur, alors que Bruxelles a proposé cet été toute une panoplie de mesures pour réduire d'au moins 55% les gaz à effet de serre d'ici à 2030.
"Une telle diminution suppose qu'une voiture sur deux soit électrifiée à cet horizon-là", fait remarquer un expert.
Objectif : 1 million de voitures électriques en France fin 2022
En France, après avoir végété pendant des années, les ventes de voitures électriques et hybrides ont bondi de plus de 150% en 2020. Depuis, la dynamique ne s'arrête pas. Aujourd'hui, ces véhicules représentent déjà 7% des ventes de voitures neuves contre moins de 1% en 2019. Fin août, plus de 650.000 voitures électriques ou hybrides circulaient sur les routes françaises, et les prévisions du ministère du Transport tablent sur un million de voitures d'ici à fin 2022. Problème. Pour respecter le ratio d'une borne pour 10 voitures électriques ou hybrides recommandé en 2014 par Bruxelles pour éviter une sous-capacité de l'infrastructure de bornes, la France doit compter 100.000 bornes de recharge d'ici à fin 2022. Dans la mesure où, selon le ministère des transports, 45.000 bornes sont recensées aujourd'hui (ce qui place la France en deuxième position après les Pays-Bas qui en compte 60.000), il faudra donc déployer près de 55.000 bornes en seulement 16 mois, alors qu'il a fallu une dizaine d'années pour en installer beaucoup moins.
Multiplication par 25 du nombre de voitures électriques d'ici 2035
L'objectif est ambitieux. Au ministère des Transports, après avoir un temps espéré atteindre cet objectif un an plus tôt, fin 2021, on se dit confiant pour le réaliser "courant 2022". Problème. L'effort doit être maintenu bien au-delà. Selon certaines prévisions, près de 16 millions de voitures électriques pourraient circuler en France en 2035, soit une multiplication du marché par 25. C'est la raison pour laquelle des discussions sont en cours entre le ministère des transport et les industriels de la filière pour continuer l'effort au cours des prochaines années. Le gouvernement semble en effet avoir retenu les recommandations du rapport Mosquet-Pélata remis à Emmanuel Macron début 2019, de passer à la vitesse supérieure.
Le déploiement des bornes commence à décoller
Dans les grandes villes, les autoroutes, les parkings des centres commerciaux, mais aussi dans des villages reculés, les bornes commencent à pousser comme des champignons. De janvier à juillet, 30.000 bornes ont en effet été installées, contre... 2.000 seulement en 2020. Trois axes sont jugés prioritaires : tout d'abord les aires d'autoroutes pour faciliter les trajets de longue distance, avec l'installation de bornes de recharge très rapides d'une puissance de 150 kilowattheure permettant de recharger la totalité d'une batterie d'une Tesla en 25 minutes. Depuis le début de l'année, le nombre d'aires équipées est passé de 100 à 160. Résultat : la moitié du réseau autoroutier est couverte. L'autre moitié doit l'être d'ici au 1er janvier 2023 sous le double effet de l'obligation faite aux concessionnaires autoroutiers d'installer des bornes et de l'enveloppe de 100 millions d'euros apportée par l'Etat, qui prend par ailleurs en charge 75% des coûts de raccordement.
L'Etat met 400 millions d'euros sur la table de 2020 à 2022
Autre priorité, le déploiement sur l'ensemble du territoire non seulement des recharges privées mais aussi des recharges "en voirie", dans les parkings publics, dans ceux des supermarchés et des magasins, les stations service... En juillet, la France comptabilisait 710.000 bornes de recharge, tous types confondus (à domicile, publiques, ou appartenant aux entreprises). Ce chiffre pourrait grimper à 1 million d'ici à la fin de l'année, dit-on au ministère des Transports. Là aussi, l'Etat sort le carnet de chèques. Pour déployer des "bornes ouvertes au public, 100 millions d'euros sont débloqués. Notamment pour prendre en charge près de 60% des coûts.
L'installation de bornes dans les copropriétés constitue la troisième priorité. Source potentielle de conflits entre les copropriétaires, le sujet est ultra-sensible. L'enjeu est essentiellement législatif pour que la facture d'une installation soit uniquement payée par les seuls utilisateurs de bornes. C'est désormais possible. Promulguée en août, la loi Climat offre en effet la possibilité pour les copropriétés de passer par le réseau public de distribution d'électricité, et, à ce titre, de bénéficier (au-delà d'un crédit d'impôt) d'une prise en charge à 100% du coût de l'infrastructure de recharge, laquelle sera ensuite remboursée par les seuls utilisateurs de l'infrastructure.
"Cela permet de ne pas faire peser de charges sur les copropriétaires ou locataires qui ne souhaitent pas s'équiper et qui pourraient être contre l'installation. Cela fait passer le vote à la majorité simple. Cela facilite grandement les choses", dit)on au ministère des transports.
Là aussi, les aides de l'Etat sont nombreuses. Au total donc sur la période 2020-2022, l'Etat met sur la table 400 millions d'euros pour développer le maillage des bornes. Ceci pour un milliard d'investissements.
Un modèle économique commence à voir le jour
Les industriels sont appelés à participer. Et les Total, Engie, Vinci, Casino, Carrefour... jouent le jeu. Car, un modèle se dégage. Le bond des ventes de voitures électriques a montré que c'est la voiture électrique qui tire le marché de la recharge, et non l'inverse. Fini "l'histoire de la poule qui fait l'œuf ou l'œuf qui fait la poule." Le marché automobile est en train d'offrir au marché des bornes ce qui lui manquait jusqu'ici : un modèle économique qui permettra, à terme, de s'affranchir en partie de la volonté publique. Ceci, même si l'Etat n'a pas prévu pour l'heure de réduire les subventions.
Mieux, les bornes de recharge sont même en train de devenir un écosystème économique à part entière. A tel point que les investisseurs se bousculent désormais pour entrer sur ce marché qu'ils feignaient encore d'ignorer il y a peu. Tout le monde s'y met : les constructeurs automobiles, qui veulent récupérer la valeur qu'ils vont perdre avec la voiture électrique (marges réduites, investissements massifs...), les énergéticiens qui voient le business des bornes comme un prolongement naturel de leur activité historique, les pure-players, et, enfin, les compagnies pétrolières comme Total, qui déploie les grands moyens. A peine rebaptisé TotalEnergies pour mieux afficher sa volonté de se transformer en fournisseur multi-énergie, Total investit 150 millions d'euros dans la rénovation de son réseau de stations service. Objectif : récupérer les clients qui n'achèteront plus d'essence et qui se comptent désormais en centaines de milliers par an sur le seul marché français. S'ajoutent aussi pour le groupe le marché des bornes ouvertes au public à Paris où la Mairie lui a confié le déploiement du réseau.
Elon Musk, visionnaire
Dans ce paysage, Elon Musk, le patron du constructeur 100% électrique Tesla, a eu une nouvelle fois du flair en investissant très tôt dans les réseaux de recharge. Selon une étude menée par Goldman Sachs, relevée par Les Echos, le réseau de bornes Tesla rapporterait environ 500 millions de dollars par an au constructeur américain. Tesla peut donc devenir l'un des leviers du développement des bornes puisqu'il veut ouvrir désormais son réseau, jusqu'ici réservé aux propriétaires de ses voitures, à tous les utilisateurs de voitures électriques, même celles de ses concurrents. Une stratégie qui lui permettrait de porter son chiffre d'affaires à plusieurs milliards d'euros. De quoi inspirer certains groupes traditionnels. Notamment Volkswagen, puisque le champion de la voiture thermique a décidé en janvier d'investir massivement dans l'écosystème de la voiture électrique avec l'ambition d'installer son propre réseau de recharge, et, comme Tesla, construire ses propres batteries.
Lire aussi Pourquoi Volkswagen adopte le modèle révolutionnaire de Tesla dans la voiture électrique
"La leçon que les constructeurs automobiles ont retenue de la voiture électrique, c'est que pour en tirer le meilleur de sa valeur, il faut raisonner en termes écosystémique. Entre la batterie et la charge, la relation est beaucoup plus forte. La gestion de la batterie apporte une expérience sur le long terme. On entre dans un univers serviciel", résume Guillaume Crunelle, associé chez Deloitte et spécialiste de l'industrie automobile.
Mais investir dans un réseau de recharge est coûteux... Le coût d'installation d'une station de bornes électriques (génie civil compris) s'élève à plusieurs dizaines de milliers d'euros. A ce prix-là, il ne vaut mieux pas se tromper.
"L'investissement nécessaire au déploiement d'un réseau de bornes de recharge est colossal, et le retour sur investissement est incertain", rappelle ainsi José Baghdad, associé responsable du secteur automobile au cabinet PwC.
D'autant que la borne publique est loin d'être le point de recharge préféré des conducteurs. Toutes les études ont démontré que l'essentiel des recharges (entre 90 et 95%) se fait à domicile ou au bureau. Mais, pour les trajets de longue distance, et pour couvrir les besoins de ceux qui ne possèdent pas de parking privé, il est nécessaire de développer un réseau de bornes ouvert à tous.
"Il y a bornes et bornes...", souligne Guillaume Crunelle. "La question du réseau se pose autant en termes de points de recharge que de leur puissance. En ville, elle ne dépasse pas 22 Kw, sepf fois moins rapides que celles de Tesla. En outre, la question de l'interopérabilité entre les différents réseaux n'est toujours pas résolue", ajoute-il.
Pour les automobilistes, l'expérience client peut vite tourner au cauchemar. Les points de recharge rapide sont donc le principal enjeu pour les réseaux ouverts au public. Pour les stations-service traditionnelles, un nouveau business s'ouvre. Avec un "plein" de 80% des batteries en 25-30 minutes sur les bornes de recharge très rapides au lieu d'un plein de 5 minutes avec un carburant traditionnel, le temps passé sur ces aires d'autoroutes va s'allonger et ouvre ainsi la voie au développement de nouveaux services pour occuper des clients captifs. TotalEnergies imagine déjà développer dans ses boutiques des espaces de coworking ou encore des zones de dépôts et de retraits de colis. Mais l'explosion du parc roulant de voitures électriques pourrait saturer les stations de recharge et créer des embouteillages. Une expérience utilisateur cauchemardesque qui pourrait faire regretter le plein d'essence en quelques minutes.
Pour José Baghdad, il faut néanmoins prendre garde sur l'eldorado attendu du marché de la recharge. "Il n'est pas certain que la rentabilité la plus forte se situe sur l'infrastructure de recharge. Au contraire, nous pensons que les bornes risquent de tomber sous le statut de commodities (produit à faible valeur ajoutée, ndlr)", explique-t-il. Il faudra donc encore quelques années pour y voir plus clair sur ce marché naissant...
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LA SUITE DE NOTRE DOSSIER
À suivre mardi 14 septembre, une immersion dans l'écosystème des bornes de recharge, dans laquelle sera détaillée la complexité de cette chaîne de valeur avec sa multitude d'acteurs, allant des constructeurs automobiles aux énergéticiens, en passant les groupes pétroliers et les pure-players. À cette occasion, La Tribune a sélectionné 11 "pépites" françaises qui vous sont présentées dans l'article ci-dessous :
Mercredi 15 septembre, le troisième volet de notre enquête abordera la problématique des "zones blanches", les aires d'autoroutes, les voieries, les copropriétés..., des espaces jugés prioritaires par le gouvernement. Mais les besoins sont partout, sur les parkings des entreprises, des supermarchés....
Et c'est parce que chaque région a ses propres spécificités que nous avons mobilisé l'ensemble de nos bureaux présents dans les 13 régions françaises pour dresser, jeudi 16 septembre, un état des lieux de chaque région en présentant leur feuille de route.
Enfin, le consommateur n'a pas été oublié. Le passage à la voiture électrifiée entraîne de nouveaux usages et de nouveaux comportements. Mais tourne aussi au casse-tête quand il est confronté à la multitude de cartes d'abonnement des opérateurs, la différence de prises, sans parler de la jungle tarifaire. Une nouvelle expérience-client et une nouvelle façon de consommer de l'automobile que nous vous présenterons vendredi 17 septembre sur la base de témoignages de conducteurs.
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