Quatre ans après l'incendie de Lubrizol à Rouen, les inspecteurs des installations classées en surrégime

La relance industrielle et l’augmentation des contrôles décidée après l’incendie de Lubrizol à Rouen mettent sous pression les inspecteurs des installations classées. Comme si cela ne suffisait pas, les services observent simultanément une augmentation sensible du nombre de plaintes et de contentieux engagés par les riverains des sites industriels.
Depuis l'accident de Lubrizol, les missions des inspecteurs se sont sédimentées jusqu'à devenir indigestes.
Depuis l'accident de Lubrizol, les missions des inspecteurs se sont sédimentées jusqu'à devenir indigestes. (Crédits : Seventyfour-AdobeStock)

La démarche surprend de la part de fonctionnaires issus, pour la plupart, du très taiseux corps des Mines. Ces dernières semaines, on a vu des inspecteurs des installations classées se départir de leur réserve coutumière pour se porter à la rencontre d'élus locaux. Non pas pour les consulter sur telle ou telle implantation industrielle comme c'est courant, mais bien pour les alerter sur la surcharge de travail qui pèse sur leur profession depuis quelques années.

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La coupe est pleine

La Tribune a pu interroger plusieurs de ces ingénieurs peu habitués à dire tout haut ce qu'ils pensent tout bas. Et à les entendre, la coupe est pleine.

« Cela fait trois ans que nous tirons la sonnette d'alarme à propos de notre manque de moyens humains sans obtenir de réponse », s'agace ainsi un inspecteur basé en Ile-de-France, qui préfère rester anonyme.

Pour rappel, les inspecteurs des installations classés sont investis de trois missions clés à la croisée d'enjeux sociétaux, environnementaux, sécuritaires et économique. A savoir : le contrôle du respect de la réglementation par les sites industriels sensibles, l'instruction des demandes d'extension, de modernisation ou de construction d'usines mais aussi - et c'est moins connu - le traitement des plaintes des riverains de ces mêmes usines.

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 « La pression devient difficile à supporter »

Dans les faits, une partie des difficultés dont ils font état remontent au 26 septembre 2019. A cette date, un gigantesque incendie dévore une partie des installations de l'usine rouennaise de Lubrizol et de l'entrepôt voisin de Normandie Logistique. L'événement crée un véritable traumatisme dans l'opinion. Il pousse  la ministre de la Transition écologique de l'époque - dans le gouvernement de Jean Castex -, Barbara Pompili, à promettre une augmentation de 50% des contrôles des sites classés, ainsi que le recrutement d'une cinquantaine d'inspecteurs. Simultanément, un arrêté d'une centaine de pages prescrit une nouvelle procédure d'inspection pour les entrepôts abritant des substances dangereuses.

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Quatre ans plus tard, où en est-on ? Interrogé par La Tribune, un autre inspecteur qui témoigne lui aussi anonymement, estime que les objectifs ne sont pas atteints.

« Chaque agent d'unité départementale doit, en théorie, procéder à une trentaine d'inspections mensuelles, mais nous sommes plus proches des 25. Et encore est-ce au prix de retards sur d'autres de nos missions », détaille-t-il.

Même constat du côté du SNIIM (Syndicat national des ingénieurs de l'industrie et des mines) auquel adhèrent les deux tiers des inspecteurs des installations classées. « Au début, les services ont tenu le coup, mais la pression qui s'exerce sur eux devient difficile à supporter, au point que l'on enregistre des cas de dépressions et des défections », abonde l'un de ses représentants.

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Les promesses de Bercy en question

D'autres éléments contribuent au mal-être qui nous est rapporté. A commencer par les efforts (payants) consentis en faveur de la réindustrialisation, mais aussi de la décarbonation des procédés ou de la réhabilitation des friches industrielles. Points de passage obligés, les services d'inspection ont vu affluer les demandes d'autorisation pour des créations d'unités ou la modernisation d'installations. Résultat, une forme d'embolie du système qui pourrait mettre à mal les engagements de Bercy, prévient l'un de nos interlocuteurs. « A effectifs constants, il va être compliqué d'exaucer les promesses d'accélération de la loi industrie verte ».

D'autant qu'un troisième phénomène vient alourdir la charge de travail des inspecteurs : le passage à l'échelle industrielle de technologies hier émergentes, telles que les batteries au lithium ou l'hydrogène. Contraints de s'acculturer à ces procédés, ils admettent y consacrer beaucoup de temps « faute de retours d'expérience et de peur de passer à côté de quelque chose ».

Des dommages collatéraux du télétravail

Comme si cela ne suffisait pas, les services observent simultanément une augmentation sensible du nombre de plaintes et de contentieux engagés par les riverains des sites industriels. En cause, une plus grande sensibilité des Français aux risques, mais aussi paradoxalement le regain d'intérêt pour le télétravail.

« Comme les gens passent plus de temps chez eux en journée, ils remarquent des désagréments auxquels ils ne prêtaient pas attention avant, comme le passage de camions ou l'émission de fumées », explique notre inspecteur francilien.

Il est facile, dans ces conditions, de comprendre les mouvements d'humeur de la profession. Pour le SNIIM, il y a urgence à mettre en adéquation « les missions avec les moyens ». « Nous alertons avant que la situation ne devienne dramatique », insiste son représentant, qui rappelle au passage que beaucoup de postes d'inspecteurs ouverts ne sont pas pourvus. Une assertion confirmée par son collègue. « En Ile-de-France, la situation s'améliore un peu, mais nous avons connu jusqu'à 40% de vacance dans certaines unités départementales ».

L'appui inattendu de Pouyanné

Les difficultés rapportées par les intéressés suscitent aussi quelques incompréhensions sur le terrain, comme à Rouen. Nicolas Mayer Rossignol, maire et président de la Métropole se fait ainsi le relais de leurs inquiétudes.

« Je ne dis pas que rien n'a été fait depuis Lubrizol, mais le compte n'y est pas. Compte tenu du nombre d'établissements Seveso sur notre territoire (12, ndlr) nous avons besoin de forces vives supplémentaires », s'insurge-t-il.

La profession vient aussi de recevoir un soutien inattendu de Patrick Pouyanné. Lors du colloque annuel du Syndicat des Energies Renouvelables, le PDG de TotalEnergies s'est plaint bruyamment du nombre insuffisant d'agents publics capables d'instruire les dossiers relatifs aux nouvelles énergies.

« Il faut plus de fonctionnaires pour traiter tous ces dossiers. Je ne crois pas beaucoup à la simplification administrative. Ce qui manque, c'est du monde derrière les guichets. Si on veut vraiment multiplier par deux le solaire en France. Il faut faire "fois deux" partout ! », a-t-il tonné.

Des propos qui devraient résonner agréablement aux oreilles des inspecteurs des installations classées.

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