Exportations d'armes : ces sombres menaces identifiées par la Cour des comptes (1/4)

Si elle juge « globalement efficace » l'engagement de l’État pour soutenir les exportations de matériels militaires et les mécanismes mis en place pour y parvenir, la Cour des comptes identifie néanmoins six menaces pouvant compromettre la dynamique qui a permis à la France de se hisser à la troisième rang des pays exportateurs d'armes.
Michel Cabirol
S'agissant de la réglementation américaine ITAR, il apparaît, selon la Cour des comptes, « judicieux de s'émanciper le plus possible de la dépendance aux composants américains en développant des solutions industrielles dites « Itar free » dès la conception des matériels. Ces risques doivent être également prévenus dans le cadre des programmes menés en coopération avec des partenaires européens ».
S'agissant de la réglementation américaine ITAR, il apparaît, selon la Cour des comptes, « judicieux de s'émanciper le plus possible de la dépendance aux composants américains en développant des solutions industrielles dites « Itar free » dès la conception des matériels. Ces risques doivent être également prévenus dans le cadre des programmes menés en coopération avec des partenaires européens ». (Crédits : © Benoit Tessier / Reuters)

On le sait, l'exportation est vitale pour la pérennité de l'industrie d'armement française. Dans son rapport sur « Le soutien aux exportations de matériel militaire », la Cour des comptes rappelle ce précepte en soulignant qu'une « politique dynamique d'exportation de matériel militaire est indispensable pour maintenir une base industrielle et technologique de défense autonome ». Pourquoi ? L'étroitesse du marché français ne permet pas à l'industrie d'armement française de supporter les coûts de recherche, de développement et de production des matériels de haute technologie équipant les forces armées.

Un soutien globalement satisfaisant

Selon la Cour des comptes, cette stratégie a conduit à mettre en place un système très complet de soutien aux exportations de matériel militaire (Soutex), qui mobilise près de 900 agents des services de l'État (ministères des Armées, de l'Économie et des Affaires étrangères). Cette organisation est « globalement satisfaisante », assure-t-elle. D'autant que le Soutex a d'ailleurs permis à la France sur la période de 2010-2021 de se hisser au troisième rang des pays exportateurs de matériels militaires en faisant plus que doubler sa part de marché (11 % en 2021) et à dégager un excédent commercial dans ce secteur de plus de 7 milliards d'euros en 2021 (7,39 milliards).

Pour autant, la Cour des comptes a identifié des marges d'amélioration pour poursuivre la croissance des exportations. Notamment en renforçant le soutien aux PME, ce qui permettrait de réduire la dépendance de la France aux grands contrats générés par la vente de plateformes (Rafale et navires de guerre) et concomitamment d'accroître le volume des contrats de moins de 200 millions d'euros, qui composent un socle annuel de 3 à 4,5 milliards d'euros. En outre, elle estime que les effectifs concourant au Soutex mériteraient d'être renforcés, notamment à la DGA (mission de supervision des opérations d'exportation et direction technique) et à la direction générale du Trésor (bureau des affaires aéronautiques, militaires et navales).

Enfin, le système de contrôle a posteriori des licences pourrait être amélioré, en augmentant le nombre des contrôles sur pièces et sur place (21 contrôles sur place réalisés en 2021 contre une quarantaine avant 2018). « La mise en œuvre de sanctions dissuasives envers les exportateurs ne respectant pas la réglementation est également indispensable pour renforcer la crédibilité du système de contrôle », estime la Cour des comptes. Selon elle, cette politique pourrait concilier les demandes éthiques et sociétales, notamment des ONG, avec l'exercice de la souveraineté de la France et les impératifs d'exportation des entreprises des secteurs de l'armement et de la sécurité.

Les menaces qui pèsent sur les exportations françaises

Les menaces identifiées par la Cour des comptes, qui pèsent sur l'industrie de l'armement, ne sont pas nouvelles. Et malgré la guerre en Ukraine, une guerre pourtant sur le sol européen, ces menaces principalement actives en Europe (taxonomie, frilosité des banques à financer le secteur défense, interdépendances industrielles...) ne disparaissent pas pour autant. Cela est incompréhensible au regard de l'évolution géopolitique mondiale, où les crises deviennent de plus en plus aiguës. Sans une industrie de défense souveraine, la France devra s'en remettre totalement à la bonne volonté des États-Unis et de l'Organisation atlantique (OTAN) pour la protéger ou pas.

1/ Dangerosité à long terme des « offsets » : Les pays acheteurs demandent de plus en plus de compensations les « offsets », qui sont « potentiellement risquées pour les PME soustraitantes ». Pourquoi ? Le développement de la pratique des « offsets » conduit les grands maîtres d'œuvre à rechercher des fournisseurs locaux susceptibles de bénéficier de transferts de technologies, au risque de concurrencer leurs soustraitants traditionnels, explique-t-elle. Les travaux du département du commerce américain ont montré que si les « offsets » permettaient aux grands groupes de remporter des grands contrats, ils avaient un effet négatif sur le tissu des PME nationales. Ce constat conduit la Cour des Comptes à préconiser à la DGA et à la DG Trésor d'assurer une veille très attentive sur cette question.

2/ Frilosité des banques : les banques sont de plus en plus réticentes à financer les activités du secteur de l'armement. Les groupements professionnels font régulièrement état ces dernières années des difficultés pour obtenir des financements auprès des banques, qui craignent pour leur image et leur réputation face à l'agressivité des ONG. Le financement des exportations de matériel militaire, voire plus généralement le financement du secteur militaire, se trouve confronté à « la montée en puissance des critiques des organisations non gouvernementales, qui contestent les exportations de défense, et des fonds d'actionnariat revendiquant des règles éthiques, à la prise en compte des objectifs de responsabilité sociale et environnementale, au renforcement des législations relatives à la corruption, et au risque général de réputation », confirme  la Cour des comptes.

« La situation devrait continuer à évoluer négativement dans les années qui viennent car il est fort probable que, à la demande des ONG, de nouveaux critères soient introduits, notamment en matière de respect des droits de l'Homme, conduisant à un durcissement des règles », estime la Cour des comptes.

Si cette frilosité ne touche pas encore les grands groupes, elle frappe de plein fouet les PME. Le GICAT (Groupement des industries de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres) a relevé quelques exemples de refus de financement du développement de start-ups et de petites entreprises et un refus de financement des exportations. Le comité Richelieu, qui regroupe 200 PME innovantes du secteur de la défense, a fait état de difficultés pour 90 % de ses membres, liées à des destinations et/ou à des acheteurs : les banques seraient très restrictives sur les acheteurs privés auxquels les PME qui vendent des composants ont souvent affaire.

« Il faudra poursuivre le travail sur les difficultés de financement, de nos entreprises dans le domaine bancaire et assurantiel, a expliqué le 18 janvier le président du GICAT, Marc Darmon lors de la cérémonie des vœux du GICAT. Des start-up, PME et ETI continuent de faire face à des refus au seul titre qu'elles œuvrent dans la défense, une situation évidemment incohérente et inacceptable. Je salue le travail en cours des acteurs et notamment des groupes bancaires et assurantiels pour faire évoluer les choses, mais il faut aller plus loin, là aussi collectivement. Il en va de la pérennité de notre écosystème, qui contribue à la paix et à la sécurité internationale ».

3/ Taxonomie et écolabels : Le développement des réglementations en matière de taxonomie de la Commission européenne (classification des activités économiques en fonction de leur impact sur l'environnement sous la forme d'un règlement) et d'écolabels renforce la frilosité des banques et suscite la vigilance des ministères de la défense, de la direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace de la Commission européenne (Thierry Breton) et naturellement des industriels de l'armement. Si elles étaient adoptées, ces normes pourraient évincer les industries de l'armement et de sécurité des financements dits « verts » et par conséquent restreindre leurs possibilités de développement. Dans la version remise par la Commission européenne le 2 février 2021, les industries de défense sont exclues des industries porteuses d'investissements responsables, rappelle la Cour des comptes. « Ces travaux sont pour le moment interrompus », note-t-elle.

Dans le cadre des travaux sur le nouvel « écolabel » européen, il est envisagé d'exclure des fonds « écolabellisés » « les entreprises ayant plus de 5 % d'activité dans la production dans le domaine de la défense ». L'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'action de la France auprès de la Commission européenne ont conduit cette dernière à indiquer qu'elle retirerait ce critère de sa future décision relative à l'écolabel. Mais aucune nouvelle proposition n'a été formulée. « L'ensemble de ces orientations est de nature à entraver le développement du secteur industriel de la défense ainsi que sa capacité d'exportation », affirme la Cour des comptes. Elle recommande que « la plus grande vigilance doit être de mise tant dans les instances techniques que dans les groupes du Conseil afin d'éviter l'exclusion des secteurs de la défense et de la sécurité des outils de financement verts ».

4/ Réglementation européenne : La proposition de directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité des entreprises et son annexe présentée le 23 février 2022 doit également faire l'objet d'une grande attention. Cette proposition introduit pour les entreprises une responsabilité dite aval quant à l'utilisation faite par les États acheteurs des matériels de défense acquis auprès d'elles.

5/ L'interdépendance industrielle (ITAR, coopérations) : Très logiquement l'interdépendance industrielle globale conduit l'industrie de l'armement à dépendre partiellement des pays fournisseurs. Or, l'incorporation de composants étrangers aux matériels fabriqués ou la coopération interétatique dans leur conception et leur production soumet les exportations aux réglementations de ces pays. Ce qui peut conduire à bloquer certaines exportations françaises. Cela a été le cas à la suite de refus de délivrer des licences d'exportation des autorités allemandes (vers l'Arabie Saoudite) ou américaines (vers l'Égypte, les Émirats Arabes Unis, le Qatar).

« Un accord bilatéral susceptible de résoudre ces difficultés a été conclu avec l'Allemagne », rappelle la Cour des comptes, qui, prudente, ajoute qu'il « conviendra de s'assurer dans le temps long de son bon fonctionnement ». S'agissant des États-Unis avec la réglementation américaine ITAR (International Traffic in Arms Regulations), il apparaît, selon elle, « judicieux de s'émanciper le plus possible de la dépendance aux composants américains en développant des solutions industrielles dites « Itar free » dès la conception des matériels. Ces risques doivent être également prévenus dans le cadre des programmes menés en coopération avec des partenaires européens ». D'autant que cette réglementation américaine concerne non seulement les biens mais encore les données techniques et les services (assistance, formation, conception, développement, production, test, exploitation, maintenance, réparation). En cas de non-conformité, le Directorate of defense trade controls (DDTC) est habilité à mener des enquêtes et à engager des poursuites pénales. Cela a été le cas avec Airbus.

S'agissant des programmes réalisés en coopération, notamment avec l'Allemagne (SCAF et MGCS), Paris a signé en janvier 2019 avec Berlin un traité sur la coopération et l'intégration franco-allemandes, suivi d'un échange de lettres relatif au contrôle des exportations en matière de défense. Dans le passé, l'Allemagne s'était opposée plusieurs fois à des exportations françaises à destination de pays du Golfe. Ce nouveau dispositif prévoit que « les deux États élaboreront une approche commune en matière d'exportation d'armements en ce qui concerne les projets conjoints » et qu'un « conseil franco-allemand de défense et de sécurité est institué comme organe politique de pilotage de ces engagements réciproques ». Au titre de ces accords une partie ne peut s'opposer aux exportations de l'autre pour les matériels conçus et développées en commun ou pour des systèmes intégrant des produits liés à la défense mis au point sur son territoire que si ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale.

Dans les autres cas, le principe de minimis s'applique, souligne la Cour des Comptes : « dès lors que la part des produits destinés à l'intégration des industriels de l'une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l'autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les parties contractantes, la partie contractante sollicitée délivre les autorisations d'exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». Le pourcentage est fixé à 20 % hors activités de maintenance, pièces détachées, formation et réparations. Une liste des armements exclus du principe de minimis est annexée à l'accord. Afin de s'assurer du bon fonctionnement de l'accord, un comité permanent a été créé.

6/ L'Office of foreign assets control (OFAC) : L'OFAC (Département du Trésor américain) ajoute des contraintes d'un autre type auxquelles les banques sont particulièrement attentives aux risques liés leur mise en œuvre. L'OFAC est chargé de lutter contre le non-respect des embargos, la corruption, le blanchiment, le financement du terrorisme et, plus généralement, toutes les activités nuisibles à la sécurité nationale, la politique étrangère ou l'économie des États-Unis. Il peut infliger aux contrevenants des interdictions d'accès au territoire américain, des sanctions financières, des interdictions d'exercice sur le territoire américain, voire des peines de prison. L'OFAC use également de sanctions dites secondaires pour toutes les transactions faites en dollars. Les sanctions peuvent aller jusqu'au retrait de leur licence bancaire aux États-Unis. Ces menaces conduisent les banques françaises à appliquer de facto la réglementation américaine.

Dans ce cadre, les banques portent en outre une attention particulière au secteur de la défense et les règles qu'elles lui appliquent sont renforcées en raison des risques spécifiques qu'il présente : risque de détournement des armes, risques de corruption et de blanchiment de capitaux « du fait que le commerce international des armes [y] est particulièrement sensible », risques liés au financement des régimes dictatoriaux ou corrompus et des groupes terroristes. « En raison de ces risques, certaines banques européennes (HSBC, Deutsche Bank par exemple) se sont d'ailleurs déjà retirées du financement des opérations liées au secteur de la défense », rapporte la Cour des comptes.

Selon une des banques rencontrées par la Cour des comptes, il ne resterait plus au niveau mondial, en dehors des acteurs publics, qu'une dizaine de banques actives en crédit-acheteur pour le secteur militaire et le financement des opérations d'exportation vers certains pays serait devenu très difficile voire quasiment impossible (les industriels ont cité l'Arabie Saoudite, les EAU, l'Ouzbékistan, l'Ukraine et l'Irak).

Michel Cabirol

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Commentaires 2
à écrit le 01/02/2023 à 13:46
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Quelle ironie qu'est ce rapport, quand on apprend que macron vient encore cette fois de permettre la vente une entreprise strategique de composants electronique aux américains.

à écrit le 01/02/2023 à 11:05
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Il serait intéressant que comparer l'effet de l'action des ONG sur l'exportation des armes d'origine occidentale et chinoise ou russe, ces dernières pouvant plus facilement s'accompagner d'un financement propre. Comme dans d'autres domaines, il est p...

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