Pourquoi les pays de l'OTAN boudent le programme ACCS de Thales et Raytheon

Ce programme a été l'un des plus compliqués à mettre au point pour l'industriel franco-américain ThalesRaytheonSystems. Alors qu'il est désormais fonctionnel après 15 ans de retard environ, une majorité de pays de l'OTAN n'en veut plus. A l'exception de la France, de l'Italie et de la Hongrie.
Michel Cabirol
Thales et Raytheon ont livré à l'OTAN le système ACCS avec quinze ans de retard environ
Thales et Raytheon ont livré à l'OTAN le système ACCS avec quinze ans de retard environ (Crédits : Thales)

Enfin... ThalesRaytheonSystems (TRS), la filiale commune entre Thales et l'américain Raytheon Technologies (50/50), a livré à l'OTAN le programme ACCS (pour Système de commandement et de contrôle aériens) plus de vingt ans après avoir été lancé (1999), selon des sources concordantes. « On a fait le job, le système fonctionne », souligne-t-on sobrement chez Thales. Ainsi, TRS a présenté du 10 au 12 octobre le programme ACCS avec le logiciel validé au Joint Air Power Competency Center (JAPCC), le centre d'excellence de l'OTAN sur les questions de puissance aérienne et spatiale. Cette présentation a démontré que le programme est disponible et prêt à être déployé dans la structure de commandement de l'OTAN et dans les pays de l'Alliance qui souhaitent adopter cette solution. La dernière version d'ACCS est fonctionnelle, confirme-t-on à La Tribune.

Un logiciel prêt mais...

Mais voilà il y a un problème. Un gros problème. Aujourd'hui la majorité des pays européens membres de l'OTAN, lassés d'attendre un système en retard depuis quinze ans et dont le coût de développement a doublé (plus de 3 milliards d'euros), ne veulent plus de ce système. Depuis plus de cinq ans, certains pays ont montré leur irritation sur le retard des industriels. Les agences de l'OTAN ont pourtant estimé que le logiciel, qui avait passé tous les jalons, fonctionnait. Pour autant, les réunions à l'OTAN restent très houleuses sur ce sujet. « Peu importe finalement le succès du logiciel », souligne-t-on. Car le passif est lourd : de grandes salles de contrôle de plusieurs centaines de mètres carrés avec du matériel resté sous blister n'ont jamais fonctionné en raison des retards industriels.

Un système à l'origine trop ambitieux, qui devait couvrir 81 millions de kilomètres carrés depuis l'extrême nord de la Norvège jusqu'à l'extrême sud de la mer Méditerranée, et de l'extrême est de la Turquie jusqu'à l'Atlantique Nord. « Il s'agit d'un programme très complexe et à multiples facettes, qui est en cours depuis un certain temps », avait expliqué en mars 2021 le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg. Soutenu par la France, qui a fini par s'isoler sur ce dossier, le système ACCS, qui a nécessité l'écriture de 14 millions de lignes de codes, a été décrit comme le projet logiciel le plus complexe jamais imaginé.

Surtout, il est capable de faire aussi bien de la planification et de la conduite d'opérations aériennes que de la défense antimissile. Il a également dû intégrer de nouvelles fonctionnalités, qui ont grimpé au fil des 20 ans de développement. Ainsi, la France a exigé des fonctionnalités particulières pour être capable de conduire et de planifier en autonomie des opérations sensibles de type dissuasion nucléaire. C'est d'ailleurs pour cela que la France est particulièrement impliquée dans ce programme. Au-delà du volet national, ce système a surtout pour objectif de doter l'OTAN d'un système unique et intégré de commandement et de contrôle aériens. Il doit renforcer l'Alliance dans sa mission de mettre en œuvre une défense collective pour les 31 pays membres.

ACCS remis en cause par les pays F-35

Pour autant, la situation actuelle semble tellement absurde. Car il n'existe pas actuellement de solution de substitution pour coordonner les opérations aériennes au sein de l'OTAN, selon plusieurs sources concordantes. Et il n'en existera pas avant au moins dix ans. Conduite en 2019, une étude du commandement allié Transformation (ACT), qui reste encore valable, confirme cet état des lieux. Si cette étude a identifié des briques technologiques qui pourraient remplacer certaines fonctionnalités d'ACCS, elles ne remplacent pas le logiciel ACCS dans son intégralité.

Parmi les pays qui ne veulent pas d'ACCS, il y a par exemple la Turquie, qui a développé un logiciel concurrent qu'elle voudrait bien vendre aux pays de l'OTAN. C'est peu probable d'un point de vue politique. C'est le cas aussi de l'Espagne, de la Suède et de la Grande-Bretagne, qui proposent des logiciels concurrents mais qui ne possèdent pas - et de très loin - toutes les fonctionnalités d'ACCS, notamment la défense antimissile. Faire seulement de la planification et de la conduite d'opérations, c'est assez facile de développer un logiciel...

En France, on a l'habitude de résumer l'opposition au système ACCS par une coalition des pays européens ayant une flotte d'avions de combat F-35, aiguillonnés par les Etats-Unis. « La plupart des pays F-35 se sont coalisés contre le système ACCS. C'est un peu la politique du pire », soupire-t-on aujourd'hui encore à Paris. Une posture développée en mai 2019 à l'Assemblée nationale par le général Philippe Lavigne, alors chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace. « Plusieurs nations qui ont fait le choix du F-35 souhaitent le remettre en cause », avait-il alors confié devant les députés. Quel lien entre ACCS et F-35 ?  « C'est une réalité que de dire que les pays qui ont adopté le F-35 sont contre ACCS, mais il n'y a pas une liaison directe » entre ACCS et le F-35, explique-t-on à La Tribune. Il n'y a pas de logiciel actuellement disponible, que ce soit chez les Américains ou dans les autres pays qui discutent directement avec le F-35 ».

Les pays membres de l'OTAN ayant le F-35 ou l'ayant commandé sont l'Italie, la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège, l'Allemagne, la Pologne, la Belgique, le Royaume-Uni et le Danemark. Ils ont formé une communauté d'intérêts autour de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas et des Etats-Unis. « On bloque le déploiement du système ACCS », regrette-t-on à Paris. Le déploiement est une décision qui doit être prise à l'unanimité. Cette posture des anti-ACCS pouvait éventuellement se comprendre tant le programme était en difficulté à la fin des années 2010. Mais l'arrivée en avril 2020 de Christophe Salomon chez Thales comme directeur général adjoint, en charge des Systèmes terrestres et aériens, a permis de redresser complètement ce programme en y mettant enfin les moyens en hommes. Mais beaucoup trop tard pour tous les pays grincheux...

France, Italie et Hongrie prêt à déployer ACCS

A contrario, la France, l'Italie et la Hongrie - la Belgique reste neutre pour le moment - sont prêts à lancer le déploiement du système ACCS pour répondre à leurs besoins nationaux. Ces trois pays qui vont le déployer, vont devoir assurer l'intégralité du coût de développement à leur charge au lieu de s'appuyer sur tous les pays de l'OTAN. Surtout ce logiciel ne sera utilisé que dans ces trois pays alors qu'il devait dans son idée originelle être disponible dans intégralité des pays OTAN. Pour l'Alliance, « même si le programme fonctionne techniquement, c'est un échec philosophique », estime-t-on à Paris.

En France, ACCS, qui va se substituer à trois systèmes d'informations nationaux, doit notamment remplacer dans quelques années le système STRIDA, qui a déjà été prolongé à plusieurs reprises. ACCS est une nécessité pour assurer la continuité des missions de surveillance aérienne générale, de posture permanente de sûreté aérienne et de conduite des opérations aériennes, à l'échelle de la France. L'armée de l'air et de l'espace n'a plus vraiment le choix, elle n'a pas d'autres solution que ACCS, qui va lui fournir son système de contrôle, un outil crucial qui doit absolument fonctionner H24 sans souffrir de quelques secondes de panne pour opérer le contrôle aérien.

La France est donc obligée de déployer ACCS quel qu'en soit le coût. Le surcoût pour le ministère des Armées est évalué à 20 millions d'euros par an sur une période de plus de 10 ans pour le déploiement d'ACCS en France (sans compter les améliorations du logiciel). Le ministère des Armées a d'ailleurs déjà commandé en fin 2022 un premier centre C2 ACCS en remplacement du C2 national en 2026 sur le site de Lyon Mont-Verdun pour un montant de 139,8 millions d'euros.

Enfin, l'Italie, qui n'a pas de solution de rechange, a déjà déployé ACCS. Il y a une version qui a été installée sur le site OTAN de Poggio Renatico où se trouvent le commandement des opérations aériennes de la force aérienne italienne et le Combined Air Operations Center 5 de l'Alliance. En dépit de quelques pannes, les Italiens en sont plutôt satisfaits, explique-t-on à La Tribune.

Et maintenant ?

L'OTAN est revenue 20 ans en arrière. Alors qu'il y a la guerre en Ukraine et que la défense antimissile est devenue une réalité, les militaires de l'Alliance ne seront toujours pas interopérables avec un seul et même logiciel. « La défense antimissile devrait être commune, on voit bien qu'on ne peut pas avoir une défense antimissile par pays mais à l'échelle du continent », analyse-t-on. Un gâchis incroyable alors que le programme est aujourd'hui enfin fonctionnel.

Michel Cabirol

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 7
à écrit le 30/12/2023 à 19:40
Signaler
Bonjour, 20 ans de développement pour un système de gestion de l'espace aérien au dessus de l'europe... Cela fait 20 ans sue la technologie évolue rapides... Donc je ne suis pas sur que cela soit effectivement au points... En suite , incroyable qu...

à écrit le 20/12/2023 à 1:39
Signaler
Toutes ces sources anonymes, qui font toutes de vagues déclarations suspectes exonérant Thales/les intérêts français de toute responsabilité, en plus de faire des théories de conspiration incompréhensibles qui ne reposent sur aucune logique. M. Cabir...

à écrit le 19/12/2023 à 11:41
Signaler
Un article de lobbying assez bien fait, mais dire que c'est " le groupe F 35 " qui n'en veut plus, c'est sous entendre qu'il existerait une alternative américaine prête ou presque : laquelle ? Ce logiciel fonvtionne t il vraiment comme attendu , pa...

à écrit le 19/12/2023 à 9:21
Signaler
20 ans de developpement ? il doit utiliser des techno completement perimees, pas etonnant que personne n en veut. d ici 10 ans il faudra tout refaire

le 20/12/2023 à 10:59
Signaler
"des techno completement perimees" s'ils ont ajouté de l'IA dedans, c'est sûr que ça va dépérir, se flétrir et qu'il faudra le faire évoluer (mises à jour). L'algorithmique est-elle périssable (les programmes sur cartes perforées comme j'ai connu, c'...

à écrit le 19/12/2023 à 8:47
Signaler
L Allemagne les pays bas et les pays scandinaves ont longtemps remisé leur sécurité sur le parapluie us c est aussi les pays les plus libéraux d Europe ..donc pas si étonner dubtorpillage … pour l otan face à la Russie la chine l Iran ce logiciel a d...

à écrit le 19/12/2023 à 6:24
Signaler
Il serait temps que l'Europe se prépare à la fin inéluctable de la domination américaine sur le monde, et prenne en main sa pleine souveraineté pour assurer son avenir.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.