Sergey Tchemezov, le patron de Rostec et grand mandarin de l'aéronautique russe, a reconnu le 17 février qu'il sera nécessaire de reporter d'un an la production en série du moyen-courrier MC-21. Concurrent de l'Airbus A320neo et du Boeing 737 MAX, le MC-21 est le projet le plus ambitieux de l'industrie aéronautique civile russe à ce jour. Proche ami de Vladimir Poutine depuis 40 ans, Tchemezov ne cache pas la raison du délai : les sanctions américaines. Et plus précisément le blocus sur la fourniture de matériaux composites fournis par l'américain Hexcel et le japonais Toray Industries pour la fabrication des ailes de l'appareil. Des composants cruciaux pour assurer son avantage compétitif.
« Étant donné que les Américains ont cessé de fournir des matériaux composites, nous passons à des matériaux composites russes. Les développements nécessaires et les partenaires russes, en particulier Rosatom, existent déjà », a déclaré Tchemezov, dont le groupe d'État Rostec pilote UAC, le consortium regroupant tous les constructeurs aéronautiques russes.
Les livraisons ont été interrompues début janvier à cause des sanctions, imposées à l'automne 2018, visant des sociétés appartenant à UAC. Tchemezov estime que le problème « n'est pas critique » et que la production en série pourra commencer à la fin 2020. Mais plusieurs experts cités par la presse russe doutent des capacités industrielles russes à répondre au défi et prédisent une production en série reportée à 2025.
Remise à niveau technologique
C'est en fait d'une refonte cardinale du projet qu'il est question. À l'origine, le MC-21 devait être, à l'instar de son prédécesseur le Sukhoi Superjet 100 (SSJ100), un projet international permettant une remise à niveau technologique après vingt ans de stagnation. L'avion régional étant aux deux tiers français (moteur, avionique), le MC-21 devait être le laboratoire d'une coopération avec les Américains dans le domaine de l'aéronautique. Parmi les fournisseurs américains du MC-21 figuraient Pratt & Whitney (moteur), Honeywell, Goodrich Corporation, Hamilton Sundstrand, Eaton et Rockwell Collins.
À l'instar d'Airbus et de Boeing, UAC se voyait comme un intégrateur coopérant avec une multitude de fournisseurs internationaux. Avec l'ambition de « créer un produit pour le marché mondial », rappelait récemment Kirill Boudaïev, vice-président d'Irkut Corporation, au magazine américain Aviation Week. En 2015, les officiels russes ambitionnaient une part de marché mondial de 10% à 15% (soit 2.300 à 3.450 commandes). Aux dernières nouvelles, les ambitions ne sont plus que de 4,5% en 2025, selon le ministère de l'Industrie.
Aujourd'hui, le carnet du MC-21 compte 315 commandes, dont 175 fermes. Venant pour l'essentiel de sociétés d'affrètement appartenant à l'État russe (Iliouchine Finance, VEB Leasing, Sberbank Leasing). UAC vise 1.000 ventes d'ici à 2030, dont 70% hors de Russie. À titre de comparaison, l'A320neo affiche 6526 commandes, contre 5.011 pour le 737 MAX.
Les déboires du Superjet 100
Les perspectives du MC-21 sont déjà ternies par les déboires du Superjet 100, dont la compagnie mexicaine Interjet souhaiterait se débarrasser, après l'irlandais CityJet. Lucide, le ministère de l'Industrie a prévenu dans un document intitulé "Stratégie de développement de l'industrie aéronautique jusqu'en 2025" que « l'échec du projet SSJ100 pourrait se traduire par une division par deux de la demande d'avions des projets russes ultérieurs ». Les Américains semblent ainsi chercher à nuire au SSJ100.
En janvier, le responsable de l'association des compagnies aériennes iraniennes Maqsoud Asadi Simani avertissait que Washington bloque apparemment une commande de 40 SSJ100 pour les compagnies Aseman et Iran Air Tours. D'une valeur de 1,2 milliard de dollars, c'est de loin la plus grosse commande étrangère à ce jour pour l'avion régional russe. Le verrou est simple : 20% des composants du SSJ 100 sont fournis par des sociétés américaines. À moins qu'il ne s'agisse d'une manœuvre dilatoire iranienne n'endommageant pas la réputation de l'avion et épargnant ainsi la susceptibilité russe.
L'avion russe peut-il encore troubler le duopole Boeing-Airbus maintenant qu'il est contraint à des délais prolongés et à une quasi-autarcie, le tout dans un contexte budgétaire difficile pour l'État russe ? Le coût du programme, évalué à 5,87 milliards d'euros par la Cour des comptes russe, a déjà été multiplié par 2,3 depuis le démarrage du projet il y a dix ans. L'État s'est engagé à prendre en charge 90% du budget. Rien que le coût de développement du moteur russe (en option) approche le milliard de dollars. L'augmentation des dépenses a déjà suscité les critiques de la Cour des comptes et a fait « une très mauvaise impression » à Chemezov lui-même.
Au départ, la part des pièces produites en Russie représentait 38% du MC-21. Elle s'élève désormais à 70%. Il faut mettre au crédit des Russes d'avoir dès l'origine cherché à proposer un choix dans la motorisation entre le Pratt & Whitney (installé sur les deux exemplaires volant aujourd'hui) et un tout nouveau moteur russe, le PD-14 (premier moteur civil russe depuis des lustres), qui vient de recevoir sa certification russe. À la fin du mois de janvier dernier, le vice-Premier ministre Yury Borisov a même promis que le niveau de localisation requis de la production de MC-21 d'ici à 2022 devrait être de 97%. Beaucoup doutent.
Au plus bas dans les sondages, le Premier ministre Dmitri Medvedev a sauté sur l'occasion pour reparler de son cheval de bataille, la « substitution des importations », une antienne résonnant depuis 2014 dans une indifférence croissante.
« Il ne fait aucun doute que nous allons maintenant procéder à une substitution des importations », a-t-il promis récemment.
Le gouvernement n'a pas vraiment le choix : le SSJ100 et le MC-21 ont une importance à la fois symbolique et politique trop importante pour être abandonnés. Il s'agit pour la Russie de se maintenir dans le club très restreint des constructeurs aéronautiques. Comment Vladimir Poutine pourrait-il passer aux yeux des Russes comme le leader d'une grande puissance si cette industrie prestigieuse échouait à se relever ? Alors tant pis si les programmes civils grèvent les dépenses publiques.
"Economie de mobilisation"
« C'est ainsi que, de sensation potentielle sur le marché aéronautique, le MC-21 devient le produit d'une "économie de mobilisation" dans laquelle la question des coûts passe au second plan, regrette l'économiste Evgueni Karasiouk. En même temps, rien ne garantit que des dépenses supplémentaires suffiront à résoudre tous les problèmes. Rosaviatsia [le régulateur du ciel russe] ne parvient toujours pas à un accord sur la reconnaissance mutuelle des certificats de navigabilité avec les régulateurs américains et européens, ce qui bloque automatiquement les livraisons à l'étranger. »
Washington ne manque pas de leviers sur le projet. Et ne semble guère s'inquiéter des mesures de rétorsion évoquées par Moscou, plus par bravade qu'autre chose. La Nasa continue tranquillement d'acheter le moteur russe RD-180 pour son lanceur Atlas V, tandis que Boeing se fournit à hauteur d'un tiers de ses besoins de titane en Russie. Avec un rapport de force aussi désavantageux, l'aéronautique russe va devoir générer une poussée colossale pour émerger des turbulences.
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