Exportations d'armes : les industriels sont-ils des mauvais payeurs ? (3/4)

Le soutien de l’État en faveur des exportations d'armes se fait au bénéfice des grands groupes et des grands contrats qui mobilisent de nombreux personnels tant à la Direction générale de l'armement (DGA) que dans les armées. Mais les industriels traînent les pieds pour rembourser à l’État les prestations réalisées par la DGA et les armées et pour s'acquitter des redevances dues au titre des contrats d'armement signés.
Michel Cabirol
« La facturation par la DGA et par les armées des prestations directes qu'elles accomplissent au bénéfice des exportations ne reflète que très partiellement leur engagement et ce d'autant plus que certaines opérations d'accompagnement ne donnent pas lieu à facturation car elles sont jugées relever de la coopération », estime la Cour des comptes.
« La facturation par la DGA et par les armées des prestations directes qu'elles accomplissent au bénéfice des exportations ne reflète que très partiellement leur engagement et ce d'autant plus que certaines opérations d'accompagnement ne donnent pas lieu à facturation car elles sont jugées relever de la coopération », estime la Cour des comptes. (Crédits : COSTAS BALTAS)

Les industriels de l'armement français seraient-ils des mauvais payeurs concernant les factures et les redevances étatiques dues au titre du soutien de l'État dans le cadre des exportations de matériels militaires ? C'est ce qu'écrit la Cour des comptes dans son rapport sur « le soutien aux exportations de matériel militaire ». Les redevances versées par les groupes d'armement à l'État au titre du soutien à l'exportation et prévues dès la signature des contrats « restent d'autant plus modestes que les principaux industriels contributeurs répugnent à les acquitter sans que le ministère des armées mette tout en œuvre pour les établir et les recouvrer rapidement et qu'ils bénéficient d'exemptions », assure la Cour des comptes. Pourtant, ces redevances remboursent une partie des coûts de développement et de réalisation des outillages de production supportés par l'État dans le cadre des programmes d'armement.

C'est aussi le cas des prestations de l'état-major des armées (EMA), qui font l'objet d'« âpres discussions » avec les industriels tant au niveau des principes que pour chaque dossier. Les industriels mettent la pression pour « obtenir une diminution du coût des prestations au motif de la préservation de la compétitivité ». D'une manière générale, la Cour des comptes assure que « la facturation par la DGA et par les armées des prestations directes qu'elles accomplissent au bénéfice des exportations ne reflète que très partiellement leur engagement et ce d'autant plus que certaines opérations d'accompagnement ne donnent pas lieu à facturation car elles sont jugées relever de la coopération ».

Des industriels procéduriers

La Cour des comptes appelle la Direction générale de l'armement (DGA) et l'état-major des armées (EMA) à « faire preuve de davantage de diligence dans l'établissement et le recouvrement des redevances dues par les industriels exportateurs ». Notamment dans les procédures de litiges lancées par les industriels. Des litiges « perdurent », précise-t-elle, entraînant un manque à gagner pour la DGA. Ainsi, « une redevance d'un montant de 16 millions d'euros qui aurait dû être acquittée au titre d'un contrat signé en 2015, n'a fait l'objet d'un titre de perception qu'en décembre 2020 et l'entreprise, après une réclamation préalable, l'a contestée devant le tribunal administratif », explique la Cour des comptes. L'affaire n'était pas terminée à la date de rédaction de ce rapport.

Il en est de même pour des redevances d'un montant de 154 millions d'euros à la fin de l'année 2021 (170 millions à la fin de l'année 2022) liées à des contrats conclus en 2015 et en 2016 pour lesquelles les factures n'ont été émises qu'en avril 2022. Elles « seront très certainement également contestées devant le juge administratif », relève la Cour des comptes.

Des largesses ministérielles

Que ce soit pour des prestations étatiques ou des redevances, elles peuvent également être annulées sur décision ministérielle. Pourtant, un décret de 2018 fixe les conditions de remboursement des dépenses engagées par le ministère des Armées au titre du Soutex auprès des industriels bénéficiaires, tout en permettant à l'administration centrale d'accorder une gratuité totale ou partielle à titre exceptionnel. « Dans plusieurs cas, les ministres ont pris des décisions réduisant les montants facturés (par la DGA, ndlr), par exemple en n'appliquant pas les majorations », relève la Cour des Comptes. C'est notamment le cas pour le secteur aéronautique qui « a bénéficié à plusieurs reprises de décisions ministérielles favorables en ce sens, précise la Cour des comptes. Il en a été ainsi en 2017, lors des salons aéronautiques, pour la mise à disposition d'aéronefs qui n'a pas été facturée ».

Enfin, le ministre peut « exceptionnellement décider » qu'un marché export ne donnera pas lieu à redevance ou à des exonérations partielles à l'issue d'une étude réalisée par la DGA, qui répond à une demande d'un industriel. Ce dernier la justifie la plupart du temps par les efforts faits sur l'offre commerciale. Pourtant, fait observer la Cour, les clauses administratives communes « armement » (le « CAC armement ») ne prévoyait pas formellement la faculté d'accorder des exonérations totales ou partielles de redevances avant sa révision en 2022.

Des prestations étatiques sous-évaluées

Sur la période 2018-2021, la Direction générale de l'armement (DGA) a par ailleurs facturé un montant total de 83,88 millions d'euros (15,55 millions en 2018, 26,88 millions en 2019, 21,05 millions en 2020 et 20,40 millions en 2021) au titre du soutien aux exportations de matériel militaire (Soutex). La DGA n'a pu fournir à la Cour des comptes les montants facturés au titre du Soutex, que depuis 2018. Ces recettes sont générées principalement par quelques gros contrats portés par des grands groupes. Dans le cas de la DGA, les Rafale destinés à l'Inde, au Qatar et à l'Égypte, ont représenté plus de 43 % des facturations sur la période 2018-2021, le contrat CaMo (véhicules blindés à la Belgique) plus de 18 %.

Par ailleurs, la DGA a perçu des montants de redevances « particulièrement faibles », estime la Cour des comptes. Cette dernière regrette que « la DGA n'a pas fait preuve de toutes les diligences qui pourraient être attendues ». La Direction générale de l'armement a expliqué à la Cour que les exportations avaient d'autres enjeux que les « quelques dizaines de millions que représentent les redevances » en mettant en avant l'intérêt général des exportations pour la BITD, pour « la performance économique de ces entreprises [qui] réduit mécaniquement les coûts de structure que doit supporter le budget de la défense pour [la] maintenir » et leur impact sur l'emploi, les impôts, etc. « Si ces éléments sont indubitables, ils ne justifient pas l'absence d'une gestion rigoureuse des « retours » que l'État est en droit d'attendre », avertit la Cour des comptes.

Sur la période 2014-2021, l'EMA a de son côté facturé le montant de 461 millions d'euros (dont 448,1 millions pour l'armée de l'air). « Il est à noter que les composants de la prestation (de l'EMA, ndlr) sont facturés à prix coûtant, sans marge », constate la Cour des comptes. Les armées estiment que, bien qu'elles « veillent à facturer l'intégralité des coûts réellement supportés [...], elles sous-évaluent parfois les coûts et ressources nécessaires », relate-t-elle.

Une lourde charge pour l'Etat

Selon la Cour des comptes, le Soutex a conduit à mettre en place un système très complet de soutien aux exportations de matériel militaire (Soutex), qui mobilise près de 900 agents des services de l'État (ministères des Armées, de l'Économie et des Affaires étrangères). La DGA estime qu'au total cette activité a mobilisé 231 personnes en 2019 et 270 en 2020 mais elle a précisé à la Cour que cette estimation n'était pas exhaustive car une partie de l'activité réalisée, estimée à une quarantaine d'ETP, n'était pas traçable. Pour faire face à la croissance des activités de Soutex, la DGA a bénéficié de 182 recrutements nouveaux au cours des exercices 2016-2021, qui ont bénéficié aux grands programmes d'exportation : Rafale (près d'un tiers des recrutements), sous-marins (17,5 %) et CaMo (12,6 %) ainsi qu'aux satellites (11,6 %) et aux hélicoptères (7,7 %).

La direction technique et la direction des opérations de la DGA estiment que « les prestations à l'exportation constituent une lourde charge notamment lorsqu'elles nécessitent de mettre en place des architectes de programme export qui assurent l'ensemble du suivi technique des projets et qui sont, dans la majorité des cas, insérés dans les équipes de programme de la direction des opérations ».

Au sein des armées, la demande de Soutex a mobilisé en 2018 et 2019 l'équivalent de plus de 500 personnels à temps plein avec une très forte implication des personnels de l'armée de l'air en soutien des exportations des avions Rafale. L'effort de l'État se fait donc au bénéfice des grands groupes et des grands contrats qui mobilisent un grand nombre d'acteurs tant à la DGA que dans les armées. « Il peut conduire à affecter les capacités opérationnelles des armées et à des surcoûts  importants du fait de retard dans la livraison d'équipements sans que ses éléments ne soient évalués », analyse la Cour des comptes.

Michel Cabirol

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