Si Claude Monet était encore en vie au printemps 2022, le peintre aurait sans doute installé son chevalet sur le perron de la gare de Vernon (Eure). L'artiste y aurait peint la nouvelle révolution industrielle à l'œuvre, matérialisée par ces navettes autonomes qui déambuleront bientôt dans la ville normande. Son coup de pinceau s'inscrirait alors dans la lignée de son travail entamé à la fin du XIXe siècle, quand, sur le quai d'Auteuil de la gare Saint-Lazare, l'impressionniste utilisait sa palette de couleurs primaires et complémentaires pour documenter l'essor du transport ferroviaire, symbole d'une nouvelle ère économique qui se dessinait.
Ce nouveau tableau du XXIe siècle n'est pas neutre : c'est en effet la première fois en Europe qu'une navette sans pilote et électrique circulera dans un environnement mixte - urbain et rural avec un tronçon départemental - sur une telle distance. Surtout, le centre de contrôle sera logé à plus de 70 kilomètres du parcours.
En avril prochain, lors de l'ouverture annuelle du jardin et du musée Claude Monet, les visiteurs pourront en effet embarquer, depuis la gare, dans ces nouveaux véhicules futuristes pour rejoindre Giverny, six kilomètres plus loin. Annoncé en octobre dernier, Transdev pilotera ces carrioles du nouveau siècle - habillées aux couleurs de l'impressionnisme.
Contraintes environnementales et nouveaux usages
Cette expérimentation normande, comme celles qui fleurissent à Toulouse ou Lyon - traduisent bien les grandes avancées de la mobilité marquant l'année 2021. De la Bretagne à la région Sud, les transports ont, partout en France, réellement entamé leur mutation. Celle-ci est poussée par les contraintes réglementaires visant la voiture thermique, les préoccupations environnementales grandissantes, la crise sanitaire modifiant le rapport au mouvement, l'essor de nouveaux usages et les innovations technologiques qui trouvent enfin des terrains applicatifs propices. Tous les types de transports sont impactés : l'avion, le ferroviaire, l'automobile, le fret fluvial, les mobilités urbaines...
La voiture est sans nul doute le symbole de cette transformation. Vantée depuis le XXe siècle comme un symbole de liberté, de modernité, de progrès, d'innovation, voire de glamour, comme la présente le peintre espagnol Dali dans Automobiles Habillées (1941), voilà donc cet engin contesté, du moins dans sa version thermique élaborée au siècle dernier. Et pour cause : le secteur routier représente entre 30 et 40% des émissions de Co2 de l'Hexagone.
Dans ce contexte d'urgence climatique, les coups de boutoirs législatifs ou réglementaires se multiplient au moment où l'appétence des consommateurs pour ces nouveaux véhicules électriques s'accélèrent. Le Grand Paris interdira par exemple d'ici à 2024 la grande majorité des voitures à essence. Dans la capitale et en petite couronne, c'est l'ensemble des véhicules diesel qui seront proscrits. A Strasbourg, les élus écologistes ont joué la surenchère dans le déploiement de la Zone à faible émission (ZFE), en interdisant totalement le diesel en 2028. Les entreprises prennent peur... comme à Lyon. Dans la capitale rhônalpine, depuis le 1er janvier 2021, les véhicules utilitaires et des poids-lourds dotés de vignettes Crit'air 3 ne peuvent plus rouler dans la métropole. Les mesures de restrictions se sont aussi accélérées à Toulouse. La pression législative est aussi européenne. Les instances ont voté l'interdiction de commercialisation des véhicules thermiques en 2035.
La voiture électrique, le nouveau crédo
Ici et là, à Paris comme dans les régions, le discours s'est donc concentré ces derniers mois sur la nécessité d'accélérer l'électrification du parc automobile. Pour la méthode, les constructeurs automobiles sont enfin au diapason, après des années de tergiversation. A coup de milliards qu'impose ce changement de modèle industriel - un nouvel ordre mondial selon certains - ils réinventent la fabrication de l'automobile basée désormais sur le software et la gestion de la chaîne de valeur de la batterie. Mais cette mutation n'est pas sans conséquences sur les sites de production historiques.
Près de Rennes, par exemple, le groupe Stellantis fabriquera dans son usine de La Janais un véhicule disponible en version électrique et hybride. Un symbole de la mutation de ce bastion automobile, qui se rêve désormais en vitrine des mobilités intelligentes. Les équipementiers indépendants et les petits constructeurs doivent aussi s'adapter. L'alsacien Dangel transforme désormais les utilitaires de Stellantis en 4x4 hybrides, propulsés en partie par de moteurs électriques.
Si le secteur privé semble en ordre de marche - ce qui n'évitera pas une transition douloureuse avec une estimation de 41.000 emplois supprimés d'ici 2030 -, les pouvoirs publics soutiennent ce changement de modèle. Le président Emmanuel Macron a par exemple annoncé une enveloppe de 4 milliards d'euros pour la filière. Si cette manne financière aidera au changement de paradigme industriel, cette nouvelle mobilité a encore un point faible, visible à l'échelle du territoire : le réseau de bornes de recharge, infrastructure essentielle à l'électrification.
Avec environ 50.000 bornes, la France est en-dessous de son plan de développement et vise maintenant les 100.000 "courant 2022". En cause, aussi, le déploiement désorganisé de cette infrastructure, piloté territoire par territoire, par le truchement d'une pléiade de collectivités : ville, métropole, intercommunalité, département, région.
Pourtant, face à ce déploiement tardif, des entreprises françaises déroulent déjà les câbles : la première station de recharge ultra-rapide développée par NW Groupe a été inaugurée fin octobre à Vézin-le-Coquet, en Bretagne. Les concurrents étrangers ne sont pas loin et voient un véritable potentiel dans ce marché émergeant : l'Espagnol Wallbox s'est déjà branché à Nice. Quant à la production de batterie, le secteur pourrait générer des milliers d'emplois. A Bordeaux, l'Automative Cells Company a inauguré son centre de R&D qui compte déjà 300 collaborateurs. Tandis qu'à Lille, on pense déjà à l'après batterie au lithium. Le laboratoire Hive relève ainsi le challenge des batteries du futur sans métaux stratégiques.
Dans les années qui viennent, un autre défi automobile sera à l'ordre du jour : celui des usages. Alors que le parc automobile en France se chiffre à environ 38,5 millions de véhicules, certains misent sur la baisse progressive de la possession individuelle de la voiture. C'est notamment le cas de la pépite française Virtuo, qui propose ses véhicules à la location à la demande, sans comptoir, sans contact.
L'aérien face au défi vert
S'il y a bien un autre secteur percuté de plein fouet par l'année 2021 et l'urgence climatique, c'est l'aérien. La neutralité carbone est désormais sur toutes les lèvres, même si le défi est encore immense pour atteindre cet objectif fixé pour 2050. Ce qui n'empêche pas des avancées technologiques déjà prometteuses. Le gouvernement a sorti notamment le chéquier pour soutenir le développement d'un avion bas-carbone à horizon 2030. Un programme dans lequel pourrait s'intégrer le nouveau moteur développé par General Electric et Safran. Les deux industriels ont annoncé en juin dernier le lancement d'ici une quinzaine d'années d'un moteur en complète rupture technologique. Il apporterait une nouvelle réduction de la consommation de carburant de plus de 20%.
La transition écologique attendue entraîne une réorganisation industrielle. Elle impacte les sites de production des territoires. Cette révolution verte créée aussi des opportunités d'affaires gigantesques, comme le démontre l'important pré-contrat décroché par le toulousain Aura Aéro, qui va fabriquer 200 avions électriques, d'une capacité unitaire de 19 places, destinés au transport aérien régional privé.
Cette commande a-t-elle été boostée par la loi Climat et résilience ? Difficile à dire, mais cet acte législatif, qui ne concerne pas les vols privés, interdits désormais aux compagnies aériennes les liaisons commerciales quand une alternative en train existe en moins de 2H30. Une annonce qui supprimait de facto, par exemple, la liaison Bordeaux-Paris opérée par Hop! ainsi que sept autres lignes nationales opérées par Air France. Mais l'Union des aéroports français (UAF) et la branche européenne du Conseil international des aéroports (ACI Europe) ne l'entendent pas de cette oreille. Ces organisations ont porté plainte contre la suppression de ces dessertes aériennes.
Autre question, ces obligations environnementales vont-elles entraîner une guerre de tranchées entre le secteur ferroviaire et celui de l'aviation civile ? Ces derniers mois ont été marqués par une passe d'armes assez virulente entre les dirigeants de la SNCF et les responsables français du secteur de l'aviation. "Ce n'est pas le train qui est trop cher, c'est l'avion qui ne l'est pas assez", dégainait Jean-Pierre Farandou, le patron de la SNCF, début décembre, devant la commission du développement durable de l'Assemblée nationale. Le dirigeant appelait également à l'instauration d'une taxe sur le kérosène. "Qui vous dit qu'en 2029 il n'y aura pas de loi climat qui interdira de faire des lignes de TGV parce que la construction d'une ligne de TGV est très émettrice en CO2 ?", lui rétorquait le patron des Aéroports de Paris, Augustin de Romanet.
L'avion contre le train ?
Cette réflexion n'empêche pas les autorités de poursuivre la construction de réseau ferroviaire. L'année 2021 a signé une accélération du Grand projet ferroviaire du sud ouest (GPSO). Il prévoit le prolongement des lignes à grande vitesse au sud de Bordeaux vers Toulouse et Dax. Facture estimée : 14 milliards d'euros. Dans le même temps, les travaux de la liaison ferroviaire Lyon-Turin se poursuivent, non sans avoir répondu à l'épineuse question des accès français, ce qui commence sérieusement à agacer l'Union européenne, le principal financeur. Plus localement, on constate la résurgence des trains de nuit, dans lesquels le passager parcourt des centaines de kilomètres au chaud dans sa couchette.
Et si l'ouverture à la concurrence permettait au consommateur de voir - enfin - les prix des billets chuter ? A ce sujet, l'arrivée de Trenitalia sur le tronçon Lyon-Paris, depuis le 18 décembre, sera à surveiller, même si pour l'heure, la SNCF ne semble pas fondamentalement menacée. Les prix d'appel ultra-concurrentiels en période de fêtes ont toutefois permis à des milliers de Français de découvrir les services de la compagnie italienne.
Mais c'est en régions que le big bang pourrait se produire. Le Grand-Est fait partie des premières régions qui ouvrent à la concurrence le réseau TER. Plusieurs opérateurs sont candidats, dont Transdev, mais les résultats de l'appel d'offres ne sont pas encore connus. De même dans la région Sud, où les deux derniers candidats ont déposé début novembre leur dernière proposition. Ils promettent une cadence multipliée par au moins deux en 2025.
Du vélo, mais pas que : les nouvelles mobilités urbaines
La révolution de la mobilité se vit aussi pour les citoyens à une échelle plus locale. La crise sanitaire a décuplé en 2021 l'usage des vélos, entraînant l'apparition des "coronapistes". Dans son sillage, plusieurs entreprises se positionnent sur ce nouveau modèle de transport doux avec des innovations remarquées. A Marseille, la startup Iweech, qui vient de lever 2,8 millions d'euros, utilise l'intelligence artificielle pour automatiser la gestion de la puissance du moteur du vélo électrique. Et pour répondre au besoin multimodal urbain, cette jeune pousse basée à Angoulême développe un engin ...mi-voiture-mi-vélo ! Équipé de quatre roues, il promet au moins 170km d'autonomie.
La bicyclette, bien que remise au goût du jour en 2021, ne permettra pas à elle seule de décarboner les transports en ville. Ni le doux rêve des "bateaux volants" à hydrogène, encore en développement à Lyon. Ainsi, à Toulouse, on ouvre des centres de recherche, à l'instar de l'Agence de l'innovation pour les transports. De façon plus pragmatique, certaines collectivités, comme à Bordeaux, élaborent de nouveaux plans pour englober l'ensemble des nouvelles mobilités pour réduire la place de la voiture mais aussi intégrer le modèle du free floting, ces équipements (trottinettes, scooters) en livre service. Mais plus globalement, une tendance se dessine ou du moins l'effet de mode semble fonctionner : le développement du téléphérique, une option qui génère des débats enflammés.
La mode enflammée du téléphérique
C'est notamment le cas à Lyon où la mairie écologiste veut appliquer cette promesse de campagne. Une consultation citoyenne s'est ouverte afin de réguler les tensions. Ce téléphérique serait en capacité d'assurer jusqu'à 59.000 déplacements par jour entre Francheville (Ouest lyonnais) et Lyon, pour un trajet estimé à une trentaine de minutes "contre 50 minutes en voitures aux heures de pointe". Ces détracteurs estiment que cette infrastructure va défigurer le paysage. Un projet - controversé - dont le montant est estimé à 160 millions d'euros. A Toulouse, l'affaire est bien plus avancée : fin juillet, la ville rose à testé les cabines du futur téléphérique d'un parcours de 3 kilomètres. Il s'agira du plus long téléphérique en milieu urbain de l'Hexagone.
Mais ce nouveau mode de transport ne concerne pas seulement les espaces urbains. La station de Flaine (Haute-Savoie) a lancé cette année son projet de télécabine alors que de nombreuses stations de sports d'hiver y réfléchissent aussi. Il ne s'agit pas ici d'hisser les skieurs en haut des pistes, mais bien de transporter les vacanciers du bas de la vallée jusqu'à la station, afin de limiter l'usage de la voiture en altitude. L'essor urbain ou montagnard de cette infrastructure pourrait bien faire les affaires du leader français, le grenoblois Poma.
2022, retour en grâce du transport fluvial ?
Si le transport des humains est au cœur des réflexions, il ne faut pas oublier les échanges de marchandises. Ils pourraient trouver un nouvel eldorado via le transport fluvial. C'est en ce sens qui l'Etat a débloqué cette année, en partenariat avec les Voies navigables de France, 3 milliards d'euros pour concurrencer la route et le rail. Mais c'est surtout le développement de l'axe sur la Seine, qui relie Paris à la Normandie, qui pourrait bien signer un nouvel âge d'or de ce mode de transport. Car la demande est déjà-là : le géant suédois Ikéa, installé depuis 2020 dans un entrepôt sur le port fluvial de Gennevilliers, construit un second centre de distribution de plus de 70.000 m2, dans le port de Limay d'où il approvisionnera ses clients particuliers et ses magasins parisiens à horizon 2026.
Mais pour espérer accélérer le report du flux de camions routiers vers les barges, les travaux sont encore importants. La région Normandie va ainsi injecter 125 millions d'euros pour permettre aux péniches d'accéder directement aux quais des portes-conteneurs du port du Havre.
Le quick commerce, vers une nouvelle bataille urbaine
Une fois ces marchandises acheminées en ville, par la route, rail ou fleuve, une autre bataille commence : celle du dernier kilomètre. L'année 2021 a aussi été marquée par la nécessité pour les entreprises de repenser leur mobilité urbaine pour assurer la livraison de leurs produits. En interdisant les camions dans les centres-villes, les collectivités perturbent la chaîne logistique.
Le temps est donc à la course aux lieux de stockage disponibles, afin de limiter le temps de déplacement des livreurs. Mais la concurrence est rude. En plus des entreprises traditionnelles de livraison, voilà que le géant Amazon veut préempter les locaux disponibles, tandis que le nouveau marché du quick commerce fait exploser la demande. Un business émergent qui n'est pas sans créer là aussi des tensions entre professionnels et citoyens, qui voient désormais leurs rues tranquilles devenir des axes logistiques ou transitent triporteurs ou vélos chargés de produits. Paris et Bordeaux sont sans doute les vitrines les plus saisissantes de ce nouveau capitalisme à la demande et immédiat qui participe, lui aussi, à la révolution de la mobilité.
Faut-il donc remettre en cause cette frénésie de déplacement ? C'est en tout cas ce que défend Bruno Marzloff, président de la Fabrique des Mobilités, qui théorise la "dé-mobilité". "Notre société vit sur une inflation structurelle des mobilités carbonées depuis des décennies. Sauf que nous observons que les Français souffrent de mobilité subie et qu'ils souhaitent moins de déplacements, explique le sociologue. Et juge qu'il est temps de s'interroger sur les sources des déplacements (domicile-travail par exemple), plutôt que de se concentrer sur les réponses aux besoins de mobilité qui ne cessent de croître. Une réflexion salvatrice à l'heure où les innovations et les contraintes du siècle bouleversent notre rapport aux transports.
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